Le véritable dessous du pourquoi.
Un véritable dossier d'investigation, pour mieux comprendre ce qu'on
nous cache.
Alors que la bulle du Ninternet a enfin éclaté, renvoyant
des hordes de miséreux chasser le rat pour assurer leur subsistance,
un nouveau site web voit le jour. Indifférent aux décombres
fumantes qui l'entourent, il crie, il pleure, il fait ouin-ouin, et suce
déjà son pouce virtuel. Son nom, l'Huître Défaite.
Son objectif, ne pas retourner tout de suite au néant dont il est
issu.
Face au mystère de cette naissance, l'Huître, dans un élan
prématuré d'introspection, a décidé d'interviewer
son créateur. Un enfant prodige, qu'on vous dit.
Paris, le 23 février 2003.
Un salon feutré des quartiers d'affaires, l'épaisseur de la
moquette n'a d'égal que la profondeur du silence religieux qui règne
en ce temple du capitalisme.
Un type mal fagoté entre timidement dans la salle de conférence.
Il tient un bloc note et un crayon à papier, c'est visiblement le journaliste
de l'Huître Défaite. La salle est immense, et ne contient pourtant
que deux fauteuils de type 'Présidentiel', dont l'un est empli d'un
homme en complet blanc. L'homme a le crâne rasé, et gratouille
vaguement le pelage d'un angora assoupi (" Mrrrrx ", ronronne le félidé).
Le journaliste, confiant en l'immaculée virginité de sa condition
de journaliste, avance fièrement jusqu'au fauteuil vide (" Mosh mosh
", font ses vilains mocassins sur la moquette en cachemire). Il s'assoit,
l'homme au chat le regarde avec une curiosité toute relative (la même
curiosité dont vous faites preuve quand vous regardez, désœuvré,
un oiseau faire son nid dans un arbre, c'est dire).
" Hemm, bonjour. Bernard Bernard, journaliste de l'Huître Défaite.
Vous êtes Antoine René de la Pourtoulerie, magnat de l'économie
mondiale. Alors que vous venez de racheter Microsoft, on vous attendait sur
tous les fronts, mais vous parvenez encore à surprendre votre monde
en frappant là où on vous attend le moins : vous créez
un journal numérique sans moyens, l'Huître défaite. Une
seule question : pourquoi ?
_ C'est extrêmement simple. Le périmètre consolidé
de mon groupe dégage d'ors et déjà un EBE net de plus
de plus de 5600 G€, toutes choses étant égales par ailleurs.
J'ai donc décidé de mettre en place un business plan B2B...
"
Un homme habillé en noir, venu d'on ne sait où, entre dans
la pièce, s'avance silencieusement jusqu'au magnat, et lui glisse à
l'oreille que le rendez-vous avec le supplément Curling du Financial
Times a été supprimé, et que la dénommée
Huître Défaite est le web djournal à tendance djeune-CSP+-décalé-sans
moyens qu'il vient de créer.
Antoine René se racle un peu la gorge, reprend la parole.
" Rhm, oui. Pour parler en termes plus simples... C'est pour conquérir
le monde. Depuis mes derniers rachats, ce n'est désormais plus qu'une
question d'heures avant que je possède... tout. Mon leadreship est
donc assuré, à moyen terme. Toutefois, si maîtriser la
sphère économique n'aura finalement été qu'un
jeu d'enfant, les évolutions de la sphère socio-politique sont
plus... aléatoires. Il est inévitable que finisse par apparaître
un courant de rébellion contre ma personne. C'est pourquoi j'agis de
manière pro-active, en créant ce qui, dans quelques années,
sera le vecteur de la contestation sociale. Alors que l'opinion mondiale,
trompée de manière ingénieuse, placera tous ses espoirs
en un journal 'libérateur' - le vôtre - , je tirerai en secret
toutes les ficelles de votre action, réduisant à néant
l'action des derniers contestataires. "
Alors que le conseiller en noir glisse à l'oreille du magnat qu'il
serait plus prudent de rester discret sur les dernières phases du Plan,
Bernard Bernard finit de tailler son crayon. Il avait cassé sa mine,
et comment voulez-vous, dans ces conditions, écrire quoi-que-ce-soit
? No problemo, Bernard demande au boss de tout répéter, mais
plus lentement, pour qu'il puisse tout noter.
" Alors, euh, j'ai crée l'Huître Défaite parce que...
euh... c'est sympa. J'aime la jeunesse. J'aime les jeunes. "
Antoine René, pas sûr de lui, jette un coup d'œil à
son conseiller. Celui-ci lui confirme d'un clin d'œil qu'il est sur la bonne
voie. Bernard écrit tout bien scrupuleusement, en essayant de pas être
trop brouillon, parce qu'il va devoir se relire, après.
" OK. Vous aimez les jeunes. Est-ce que vous aimez le sport ?
_ Euhh... oui, beaucoup. L'équitation, le yachting, et le curling.
"
Le conseiller lui tapote l'épaule : mauvaise direction.
" Euh... mais en fait, je préfère... euh... le golf ? "
Re-tapotis d'épaule
" Non ! Euh, le football ! Le soccer... Le street soccer. Le city street
soccer, avec les djeunes, dans la banlieue, la cité, la téci.
Et les pitbulls qui rapportent la balle."
Antoine René sourit, il est fier de sa trouvaille. Bernard note tout.
" Alors, question suivante. Vous êtes plutôt Nolween ou Houcine
? "
Antoine René est désarçonné : qu'est-ce que
c'est que cette question à la con ? On lui souffle quelques conseils,
à l'oreille. Star Academy, Pop Stars, abrutis qui se prennent pour
les stars de demain, SMS, soirées avec des chanteurs sur le retour.
Antoine René réfléchit bien.
" Alors... Nolwenn est plus jolie... mais Houcine a plus d'énergie.
Voilà voilà… "
Une goutte de sueur coule le long du visage d'Antoine René : il improvise
totalement, et redoute qu'on lui demande d'approfondir. Mais la question ne
vient pas.
" Alors... dernier sujet, un peu plus sérieux. "
Le journaliste prend la mine compassée de circonstance.
" Qu'est-ce que vous pensez de la guerre ? "
Alors là, ça travaille dur dans le cerveau du multi milliardaire.
Il pense : régulation des prix mondiaux, maîtrise des niveaux
globaux d'activité économique, gestion des opinions dans les
grands blocs. L'Amérique, l'Europe, le Moyen Orient, le Sud Est Asiatique.
Le prix du pétrole, le contrôle des médias. Les avantages
comparés aux inconvénients.
" La guerre, c'est mal. "
Bernard Bernard arrive à la fin de son bloc note, ce qui signifie
fin de l'interview. Il se lève, serre la main du magnat, et sort de
la pièce, les genoux un peu tremblants. Avec ça, sa carrière
est lancée, ou du moins son stage. Pour ceux que ça intéresse,
Bernard se dépêchera de prendre le bus 17, pour vite aller faire
les courses avant que le supermarché ferme, il n’a plus de pain pour
ce soir.
Antoine René se retrouve seul dans la salle (l’éminence grise
a, elle aussi, disparu sans un bruit). Il enlève le chat de ses genoux,
se lève, et va jusqu’à la fenêtre, regarde la ville du
haut du 51ème étage de son building à lui. Un pigeon,
perdu, vient se poser sur la rambarde, et regarde l’homme avec un vague intérêt,
puis s’envole. Antoine René l’a à peine remarqué : il
se demande pourquoi il a ouvert ce site web. C’était peut-être
un truc auquel il n’a pas fait attention dans la floppée de décisions
qu’il prend tous les jours : un détail, peut-être même
une erreur. Enfin bon, si ça marche, ça fera toujours dépenser
du forfait internet aux blaireaux du web. Et puis, L’Huître Défaite,
quel nom stupide. Encore une trouvaille de la co. Note pour plus tard, penser
à ‘renouveler’ les créatifs. On a tellement de mal à
trouver du bon personnel, de nos jours.
Meu