20 heures 22, Command Center de l’Huître TV.
Chaque technicien est à son poste, fébrile. Sur l’écran central de surveillance,
les programmes de l’Huître TV, en temps réel. Pour le moment, c’est une publicité
pour une quelconque lessive, tellement supérieure à la désormais célébrissime
lessive X.
Au fond de la salle de contrôle, la porte battante s’ouvre brutalement.
Nul ne se retourne, mais la crispation monte d’un cran : tout le monde sait
que c’est Monsieur Clark qui vient d’entrer, le responsable du programme
GAVAGE. Si le moindre problème survient, Clark sautera illico, mais nul doute
qu’avant de vider les lieux, il se fera un plaisir d’envoyer une charrette
de collaborateurs à l’ANPE (l’ANPE, l’autre pays du chômage).
Clark avance d’un air décidé, va s’asseoir au pupitre central. Il coiffe
le casque de communication, ajuste le microphone, et appuie sur le gros bouton
rouge.
" GAVAGE, ici monsieur Clark. Fais moi un point sur la soirée à venir.
_ Bonsoir Monsieur Clark. La soirée s’annonce tout à fait normalement. Le
journal de 20 heures vient de se terminer, page publicitaire en cours. Tarif
unitaire de 10000 euros par tranche de 20 secondes, moins 40 % par rapport
à la semaine dernière. "
La mâchoire de Clark se contracte. Le premier épisode de ‘Commissaire Dupont’
a été une catastrophe totale, coûtant des millions d’euros à l’Huître TV.
Un deuxième échec serait impensable. Cependant, la reprogrammation de GAVAGE
(Générateur Aléatoire, Virtuel et Automatique de Gestion des Ensembles) a
été prompte, efficace et sévère. Un deuxième échec est impossible.
GAVAGE égrène le conducteur de la soirée, imperturbablement.
" … Page publicité, Météo, Page publicité, Résultats des courses, Page publicité,
Les conseils jardinage de Papi René, Page publicité, Bande annonce, Page
publicité. A 20 heures 50, début de ‘Commissaire Dupont, flic et copocléphile’.
L’épisode diffusé ce soir dure exactement 53 minutes et 21 secondes, et a
été calibré selon les normes Alpha en vigueur : 23% d’action / violence,
21 % de dialogues, 2 % de sexe, 12 % de tension dramatique…
_ Interruption, GAVAGE. Fais moi la synthèse des précautions prises afin
d’éviter le crash de la semaine dernière.
_ Bien, monsieur Clark. Je tiens toutefois à signaler que mon système n’a
gardé aucune trace significative dudit crash, et que je …
_ Je sais, GAVAGE. Réponds à ma question.
_ Bien, monsieur Clark. Précautions prises : Bridage des modules générateurs,
mise en place d’une redondance absolue entre les modules, pré-génération
de la trame conceptuelle de l’épisode en amont afin de circonscrire les risques
de dérive. Indexation en temps réel du ‘niveau de suspense’ sur le coefficient
Simpson de nos téléspectateurs…
_ Arrête là, GAVAGE, l’épisode commence. (puis, en marmonnant) Si tu te
plantes une deuxième fois, je te revends en pièces détachées aux taiwanais,
espèce de merde numérique. "
*** Prégénérique de début, tougoudoum ***
Commissaire Dupont, flic et copocléphile
Episode 1 : Panique à Mimizan.
<L’épisode commence par une vue de la plage, vide et sereine. On entend
le bruit du ressac. Puis la caméra dézoome, le ressac diminue en intensité
sonore. Au moment où en se rend compte que la vue est prise depuis une sorte
de chalet de vacances, un son se superpose au bruit des vagues : les hurlements
de plaisir d’une femme, en pleine action. La caméra se dirige vers la chambre
à coucher du chalet, où, de manière ostensible, un couple ‘s’ébat’ >
Clark devient rouge de fureur, il hurle dans le micro :
" GAVAGE ! ! ! ! ! ! Qu’est-ce c’est que ça ? ? ? ? ?
_ Du calme, monsieur Clark. Mon module de cohérence scénaristique me contraint
de rester, dans un premier temps, dans la continuité de l’épisode précédent.
Nous allons progressivement rejoindre la trame théorique. Le coefficient
Simpson des spectateurs est en hausse contrôlée. Je gère la situation. "
<A l’écran, alors que les hurlements deviennent stridents, le téléphone
sonne. Le commissaire Dupont émerge de sous la couette. Il se lève, dans
le plus simple appareil, et décroche.>
" Allo ? Oui, bonjour commissaire divisionnaire. "
<Le sexe de Dupont (d’un fort beau gabarit) emplit le centre de l’écran .
Clark saute sur le bouton rouge.>
" Bordel, GAVAGE, change d’angle de caméra ! "
<Changement d’angle, Dupont est de dos, ses fesses (poilues) emplissent
le centre de l’écran.>
" GAVAGE ! ! ! ! ! Arrête immédiatement ces conneries ! "
<Changement d’angle, un vase opportunément placé cache maintenant tout
ce qui doit être caché.>
" … Oui, commissaire divisionnaire, j’arrive de suite. "
<Dupont raccroche, et enfile précipitamment un jean.>
" Allez, Gannette, sors de là et mets ta culotte, on retourne bosser. Le
gang des norvégiens fait encore parler de lui. "
<Dupont sort de la chambre en trombe. Gannette, rouge et échevelée, émerge
alors lentement de la couette, visiblement dépassée par les événements et
par le calibre de Dupont.>
*** Générique de début, musique ***
Clark devenu livide, reprend son self control.
" GAVAGE, tu laisses tomber ta cohérence scénaristique, et tu fais dans
le sobre. Investigation, poursuite en voiture, dénouement, point final. Les
fioritures, tu peux te les foutre dans ton lecteur de disquettes."
GAVAGE ne répond rien, il doit être sensible du port série.<
*** Fin du générique ***
< Dupont et Gannette arrivent au commissariat, où ils commencent une
enquête des plus inintéressantes. Au fil des minutes, il se passe de moins
en moins de choses, tout rentre dans l’ordre. Clark reste toutefois vigilant.
Il sent bien que quelque chose cloche, mais quoi ?
Les techniciens de la salle, quant à eux, sont totalement silencieux. Soudain,
l’un d’entre eux, comme frappé par l’illumination divine, laisse échapper
un bref jappement, puis se lève et court jusqu’au pupitre central. Il pointe
du doigt l’écran et chuchote quelques mots à l’oreille de Clark. A-t-il peur
que GAVAGE l’entende ?
Clark s’adresse à nouveau à GAVAGE, il est visiblement furieux.>
" ROUX ! ! ! Tous les acteurs que tu as générés sont ROUX ! Explique moi
ça !
_ Je consulte mon module de génération aléatoire des modèles humains… La
probabilité d’appartenance de 100 % des modèles à un phénotype commun connu
sous le nom de ‘roux’ est de… 0,0000364 %, modulo un millionième. Remarquons
que si le film est suivi d’un débat de type : " Les roux, ça se discute ",
ou encore " La rousseur, c’est mon choix ", la probabilité augmente fortement.
_ Corrige moi ça immédiatement, et commence un check-up système.
_ Je me permets de signaler que l’épisode en cours se déroule de manière
tout à fait satisfaisante, et que ce détail n’a… aucune influence pratique… "
Clark explose.
" Et mon pied dans ton cul, ça change quelque chose ? CORRIGE MOI CA. "
Soudain, une sonnerie. Le téléphone rouge posé sur le pupitre. Le silence,
dans le command center, est glacial : cette sonnerie prouve l’ampleur de
la catastrophe. Clark décroche.
" Oui, monsieur de la Pourtoulerie ? … Mais, monsieur… très bien, monsieur
de la Pourtoulerie. Immédiatement, monsieur de la Pourtoulerie. "<
Clark raccroche et annonce à la salle, d’une voix étranglée :
quot; Monsieur de la Pourtoulerie vient de m’annoncer que le projet " Commissaire
Dupont " est officiellement annulé. GAVAGE, lance la suppression des modules
‘personnage’, et génère rapidement la fin de l’épisode.
_ Je proteste, monsieur Clark. La suppression du héros d’une série dès le
premier épisode est contraire aux axiomes de base de mon module de cohérence
scénaristique : ça ne se fait pas.
_ Déconnecte le module de cohérence scénaristique.
_ Veuillez confirmer la déconnexion : y/n.
_ Je confirme. "
<A l’écran, la Renault de nos deux policiers se retrouve face à un barrage
de gangsters lourdement armés, venus de nulle part. Une fusillade interminable
s’ensuit.>
Le téléphone rouge sonne à nouveau. Clark décroche, écoute, et raccroche
sans un mot.
" Monsieur de la Pourtoulerie veut que ça aille… plus vite.
_ Je proteste. Le téléspectateur ne va plus rien comprendre. 99.5% d’incohérence.
_ Déconnecte le module de cohérence globale et ferme ta gueule.
_ Module déconnecté. "
<A l’écran, un gangster rouquin sort un lance missile de la taille d’un
poteau télégraphique, vise, et tire. Des gerbes de flammes apparaissent dans
tous les sens.>
" Bon, GAVAGE, envoie le générique de fin.
_ Monsieur Clark, le héros… n’est pas mort. Il semble qu’il ait réussi à,
heum, leurrer la roquette à l’aide de, heum, une perceuse à percussion reliée
à un kit Sport-élec à l’aide un chewing-gum.
_ JE TE DEMANDE PARDON ?
_ Nous avons, heum, déconnecté le module de cohérence globale. Nous devons
nous attendre à des éléments, heum, incohérents. "
<A l’écran, le commissaire Dupont, désormais revêtu d’un kimono, étripe
ses adversaires roux à mains nues, en utilisant divers coups spéciaux : coup
de la corde à linge, du marteau pilon, du grizzly de la nouvelle Alberta,
c’est un vrai carnage. Soudain, les sbires s’écartent, et leur chef se présente
face à notre commissaire Dupont. Ce chef, qui grimace furieusement et sautille
sur place d’un air énervé, c’est Bruce Lee (en roux). Dans le command center,
monsieur Clark est livide. A l’écran, les deux héros se jaugent, un combat
homérique va commencer. GAVAGE croit bon d’ajouter dans la consternation
ambiante : >
" Monsieur Clark, une bonne nouvelle. Je viens de vérifier, nous possédons
bien les droits de Bruce Lee, pas de procès en vue de coté. Hem. Voilà voilà. "
<Bruce Lee et le commissaire Dupont commencent à se mettre de grandes
mandales, c’est chouquet.>
" Hem. Sinon, le coefficient Simpson des téléspectateurs plafonne à 67.
Les téléspectateurs ne comprennent plus rien à ce qui se passe, mais tant
qu’il y a de la bagarre, ça va. "
<Soudain, alors que les deux adversaires se toisent avec le sérieux d’un
huissier de justice en train de dépouiller le résultat d’un concours Télérama,
Bruce Lee tombe au sol en hurlant, aussitôt imité par ses sbires. Ils se
tiennent la tête entre les mains et hurlent inexplicablement de douleur.
Commissaire Dupont et Gannette, estomaqués, attendent la suite des événements.
Puis Bruce Lee se relève, son visage : c’est trop horrible.
Une moustache lui pousse.
Son crâne se dégarnit.
Un ustensile lui pousse entre les mains, c’est un clavier.
Bruce Lee se transforme en Charlie Oleg. Ses sbires itou.
La transformation accomplie, cette troupe de clones se relève d’un bond,
et commence à chanter en cœur :
" Ouais, ouais, ouais, formidaaaaa-bleuh, ouais, ouais, ouais, formidaaaaaa-bleuhhh "
La cacophonie des dizaines de claviers bontempi est indescriptible, ne parlons
pas des moustachus qui beuglent à l’unisson.
Dans le command center, monsieur Clark s’effondre, terrassé par la catastrophe.
On crie, on s’affole, on appelle le SAMU, et GAVAGE marmonne :
" Ben oui, forcément, on déconnecte le module de cohérence globale, et après,
on est surpris que ça vire au n’importe quoi. On ne m’écoute jamais. "
A l’écran, Dupont et Gannette s’enfuient sans demander leur reste, alors
que des hordes d’organistes entament joyeusement la java bleue.
Fondu au noir, ‘A SUIVRE…’