Dans la série " Que sais-je sur les mythes modernes et autres légendes urbaines
? ", aujourd’hui, " la grosse de la compta ".
Dans la vie, il existe deux catégories d’individus : ceux qui travaillent,
et ceux qui ne travaillent pas. Les premiers en côtoient, les seconds en
ont entendu parler, voire en ont connu. Je veux bien entendu parler de l’entité
obligatoire de chaque société, celle dont on parle pendant, et en dehors
du boulot. Celle dont on connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui se la
serait tapée. Celle qu’on se taperait bien si ça ne ça se savait jamais.
Je veux bien sûr parler de la grosse de la compta.
Immortalisée par le sketch de Jean-Marie B. Humoriste, la grosse de la compta
est une image moderne puissamment évocatrice. Plus qu’un symbole une légende
vivante.
Car elle est vivante la bougresse.
Chaque compagnie a une comptabilité, chaque comptabilité emploie aux moins
une femme, dont une, ronde, charnelle et peu discrète. CQFD.
La coquine peut prendre plusieurs aspects, grosse, ou pas, mais il est quelque
chose, que les français qualifient aisément de " je ne sais quoi " qui l’identifie
immédiatement : les autres.
Elle est la première personne dont on apprend le nom en étant embauché.
Elle est le moteur des salariés, à défaut d’être celui de l’entreprise. Sa
légende grandit jour après jour.
Mais d’où vient-elle, cette vénus de Rubens entailleurée dont on aperçoit
parfois par temps clair la croupe rebondie au détour d’un local à photocopieuse ?
Pour répondre à cette question, je me suis tourné vers Jean-Jacques Bouchard,
archéologue.
Son discours est des plus euh… à propos.
" En effet, la première grosse de la compta s’appelait Simone. Elle était
à la compta à Rome, au siége de l’empire. Pourtant elle n’était pas romaine.
Non, on l’avait enlevée de son village natal, en banlieue de Lutèce. Il faut
bien comprendre que la grosse de la compta est Française, et ce depuis toujours.
De la Normande, de la Parisienne, ou autre, mais de la fille costaude de
nos campagnes. Enfin bref, elle faisait jaser tout le service ! Elle avait
ce petit côté exotique, cette stature de gauloise blonde, avec les nattes,
et cette poitrine mamamia… "
" Euh… du calme Jean-Jacques. Mais alors qu’a-t-elle fait, cette Simone,
pour originer le mythe ? "
" Oui, alors ben elle a tourné la tête à tout le service, surtout à Bocouplus,
le chef des impôts. Elle est passée sous le bureau, si vous voyez ce que
je veux dire. "
" Nan, je vois pas, là… "
" Ben elle s’est mise sous le bureau, et ру ьжщуоыек оичтыг утырщшвиБ впыопгф нумивп цеку гуощыш йкфуйя, "
" Oula, votre clavier est passé en cyrillique, là. "
" Ah. Ouais, putain avec toutes les civilisations, les langues, que voulez-vous,
je m’y retrouve plus. Enfin bon, il a tout fait pour étouffer l’affaire et
a réussi. Bon, en même temps il a jeté tous ses subordonnés aux tigres. "
" Mais ça n’a pas suffi… "
" Ben si. Après il en a embauché de nouveaux. Certains se la sont tapée,
pas tous, ou alors on n’a pas su. Ca devenait très compliqué à gérer tout
ça… "
" Et comment ça c’est fini, alors ? "
" Ben elle a fini par partir à la retraite… le déclin de l’empire avait commencé.
Avec les conséquences que l’on connaît… "
" Mais depuis, qu’est-ce qui a fait que cette tradition de ragot s’est perpétuée
jusqu’à nos jours ? "
" Boah, vous savez, le ragot est la forme la plus basse de communication.
Le sujet de conversation le moins évolué. Probablement la seule préoccupation
de nos ancêtres hominidés, alors ça fait un peu partie de nos instincts animaux…
ça ressort parfois chez les gens même les plus éduqués, alors vous pensez
bien, chez les gens moyens… "
" Oui, mais ça ne dit pas pourquoi il y a une grosse de compta dans chaque
compta, et un patron de compta dans chaque grosse de compta ! "
" Oui, alors le dernier point n’a jamais été prouvé… jamais, même pas une
fois. "
" Bon, mais sinon ? "
" Ben il semblerait qu’il y ait un gène pour ça… qui pousse des jeunes filles
aux formes abondantes à postuler dans l’administration… on ne sait pas si
Simone a eu des enfants… peut-être a-t-elle eu des filles, beaucoup même
si elle s’était envoyé tout le service ? Peut-être que ce sont toutes ses
descendantes, les avis divergent… "
" Et dix verges c’est beaucoup pour un seul homme, n’est-ce pas Jean-Jacques !? "
" Mouais. "
" Et de nos jours, quelle est votre position ? "
" Ben aujourd’hui c’est un peu pareil. Nous dans notre boîte elle s’appelle
Eliane, elle vient du Poitou-Charente, bien potelée… il me semble qu’elle
sort avec un gars de l’info, mais deux de mes collègues lui tournent autour,
et vu qu’y a rien d’officiel, il est difficile d’estimer avec précision la
situation. En même temps elle est souvent dans le bureau de son patron, alors…
et puis des fois elle finit plus tard, et il paraît qu’une fois y a un gars
qui est venu la chercher après le boulot. Enfin bon, au moins elle se tape
pas Marcel ! Enfin je crois pas. "
" En gros vous ne savez pas, quoi. Rien. Nibe. Que dalle. "
" Nan, disons qu’il n’y a pas vraiment de certitudes… "
Comme vous le voyez, elle est partout, dans tous les esprits, dans toutes
les conversations. Du domaine du fantasme, simplement.
Exemple d’un enregistrement clandestin à une table de la cantine d’une compagnie
de services informatiques.
" Alors y aura de la meuf à ta soirée, ce week-end ? "
" Ben j’ai invité la grosse de la compta, on pourra la faire tourner.. "
C’est sans appel. Tout le monde la connaît, mais il semblerait que personne
ne lui ait jamais réellement parlé. Voyons ce qu’il en est à l’Huître. Sous
couvert d’une moustache et d’une calvitie postiche, je me suis rendu à la
compta de la division " presse et mollusques " de ARP Média, où j’ai rencontré
Brigitte, sur le postérieur de laquelle se fixaient les regards des mâles
besogneux en rut, et l’ai abordée en ces termes.
" Bonjour Madame, Jean-Paul Moulinot reporter pour le quotidien libéré "
" Bonjour bonjour "
" Je fais un reportage sur euh… l’ambiance de travail dans les grands groupes
internationaux. "
" Que puis-je faire pour vous ? "
" Enlevez votre robe. "
" Mais enfin ! "
" Allez je plaisante ma petite Brigitte ! Prenez pas cette tête là ! "
" … "
" Et rhabillez-vous, c’est pour une interview par écrit de toutes façons.
Bon alors, Brigitte, comment vous êtes vous intégrée chez ARP média ? Ce
fut dur ? "
" Oui, le plus souvent. A part quelques stagiaires, je n’ai pas eu à me plaindre… "
" Héhé. Nan sérieusement, je bosse, là. "
" Si on ne peut plus plaisanter… bon ben ça c’est bien passé. Tout le monde
est très gentil avec moi, très poli… pas une remarque de travers, je pense
que les collègues m’apprécient bien. "
" Pensez-donc, c’est qu’il y a du monde au balcon, hein Brigitte ! "
" Et pas qu’au balcon ! "
" Haha, sacré Brigitte… Et, euh… question vie privée, ça va… le travail est
pas trop prenant ? "
" Ca va. "
" Développez, siouplé, faut que je remplisse des pages. "
" Eh bien, ça se passe bien, je finis le plus souvent vers 18h, et je n’habite
pas trop loin. "
" Mais question vie privée… "
" Je rentre chez moi suffisamment tôt, ça me laisse du temps pour le reste,
ça va… "
" Le reste… "
" Les courses, le ménage, les sorties, enfin la vie privée, quoi ! "
" Et vos relations avec vos collègues… "
" Très courtoises, vous m’avez déjà demandé… "
" Et… avec votre… mari ? "
" Quel rapport ? Et puis je ne suis pas mariée ! "
" Votre petit ami… "
" Non mais qu’est-ce que c’est que ces manières ?! Votre reportage c’est
sur le groupe ou sur ma vie sexuelle ? "
" Tiens, ben parlons-en de votre vie sexuelle ! "
" Non. "
" Mais tu vas le cracher le morceau la grosse, mais tout le monde le sait
que tu t’envoies le patron espèce de vicieuse ! "
" Mais lâchez-moi ! "
" Et pas que le patron hein ! "
Nous n’en saurons pas plus. Alors que je lui brisais lentement le poignet
pour obtenir des renseignements, elle m’a écrasé le pied, a pété mon magnéto,
puis m’a arraché la moustache. A découvert, je n’eus d’autre choix que la
fuite.
Néanmoins la loi du silence qui entoure la grosse de la compta fait froid
dans le dos. Je n’ose continuer l’enquête, et conclurai médiocrement sur
la légitimité du statut de légende urbaine de la grosse de la compta.
Xi