L’Huître a testé pour vous : la femme.
Une horreur absolue, et l’indicible noirceur des nuits d’hiver : voici
le seul souvenir qu’ont laissé les soixante-douze dernières heures dans
mon esprit malade, un esprit ruiné par le doute et la veille.
Mon nom est David Williamson. J’étais, jusqu’aux derniers jours ayant
marqué le début de ma déchéance, journaliste au Nœud-les-Mines Herald, pigiste
payé trois sous à rédiger les avis mortuaires de la page 7, anonyme scribouillard,
tout juste bon à aligner les mots, grouillant laborieusement dans l’immense
building qui m’abritait. Mon existence, bien que morne et décevante, se
dévidait tranquillement et sûrement, jusqu’au jour où le château de cartes
de mon intégrité mentale s’écroula, soufflé par une brise maléfique.
Et maintenant, alors que je gis sur le sol , là, vivant ce qui sera la
dernière minute de mon existence brisée, je ne peux m’empêcher de m’interroger
sur l’origine de cet aléa fatal à ma personne, lui faisant rendre les armes,
vainquant mon corps et mon âme sans l’ombre d’une résistance.
Le mécanisme se déclencha il y a exactement 3 jours, un vendredi, à dix-huit
heures trente. De retour des médiocres occupations me permettant de subvenir
à mes besoins quotidiens, j’entrais dans mon appartement, absorbé par le
dépouillement de mon modeste courrier. Quand soudain, dans une enveloppe
claire, d’un papier un peu plus épais que le commun des factures, une surprise
: un chèque.
Le montant : cinq mille euros.
Le créditeur : l’Huître Défaite, département tests. Ce nom ne me disait
rien. Un généreux mécène ?
Les quelques heures suivantes restent floues dans ma mémoire : bars interlopes
à l’atmosphère enfumée et bruyante, bouteilles d’alcools débouchées à la
volée, femmes légères frôlées et palpées à pleines mains, un lit qui tangue,
chavire et démâte.
Le samedi, je sors de l’inconscience vers treize heures. Mon appartement
est sens dessus-dessous, un soutien-gorge blanc est accroché au pied du
lit, et un rouge pendu à la poignée de la porte. Un sombre pressentiment
m’étreint, et je vérifie la position de mon compte bancaire sur mon antique
Minitel. L’instrument me révèle la triste vérité : le Swinger’s club, mille
quatre cent euros, Eros bar, huit cent cinquante, Tiffany, cinq cent, Stella,
cinq cent, Jenna & Veronika (sur le même chèque), mille quatre cents.
Au final, sur les cinq mille euros originels ne subsistaient que huit
cent cinquante deux d’entre eux.
Les minutes suivantes me permirent de mettre une douzaine d’aspirines
dans un bol de café, avant que la sonnette de la porte d’entrée ne résonne
de son grelin funeste. J’ouvre, personne. Une enveloppe, scotchée sur la porte.
Claire, papier épais.
Je me rappellerai pour toute ma vie de ces quelques lignes :
« Monsieur Williamson. Nous prenons acte de la bonne réception de notre
premier acompte. Nous requérons de votre part la plus complète collaboration
dans une mission délicate : nous livrer une enquête précise, exhaustive,
et indiscutable, sur ‘la femme’. Les acomptes suivants arriveront rapidement.
»
Gasp. La femme. J’avais, jusque là, toujours vécu en solitaire, luttant
contre mes visions démoniaques à grand coups de muscat de Frontignan. Les
goules monstrueuses et autres chimères tentaculaires étaient tenues à distance,
enfermées dans ma boîte crânienne, n’attendant qu’une Pandore pour prendre
la clé des champs.
Les heures suivantes furent consacrées à une intense réflexion quant
à ce que mon commanditaire attendait de moi. Visiblement, mes approximations
éthyliques de cette nuit ne suffisaient pas à résoudre le problème. Je
devais en faire plus. Découvrir, investiguer… séduire ?
La suite s’enchaîna presque à l’insu de ma volonté. Le sujet d’expérimentation
idéal s’appelait Pauline, une jeune collègue du Nœud-Les-Mines Herald,
désespérément célibataire, et dont les histoires pathétiques n’entraînaient
chez moi que des bâillements poliment étouffés. Nécessité faisant loi :
j’appelai la jeune fille, instrument mamelu de ma perte.
« Allô, Pauline ? Bonjour, c’est David.
_… Qui ?
_ David. Du service des avis nécrologiques.
_ … Connais pas.
_ David. Mon bureau est à droite de la porte, vers le portemanteau.
_ … Je ne vous crois pas, c’est le bureau de madame Miron.
_ Mais non, c’est la porte des toilettes. Je vous parle de l’autre porte.
_ … Didier, vous avez dit ? »
Une demi-heure fut nécessaire pour faire admettre à Pauline que, oui,
peut-être, je travaillais au Nœud-Les-Mines Herald. Le plus dur restait à
venir.
« Pauline, excusez moi de vous couper. Je vous appelle pour vous inviter
à dîner ce soir. Ca doit vous sembler étrange, je vous expliquerai tout
en temps voulu, et je m’excuse du dérangement.
_ Ce soir ? C’est malheureusement impossible, j’ai… du travail. Beaucoup.
Trop.
_ Demain ?
_ Heu, non. J’ai… une répétition. De théâtre. Je fais du théâtre. Le
dimanche soir. Mais pas seulement.
_ Bien sûr, je comprends, et je ne veux pas vous faire perdre votre temps.
Sachez que je ne souhaite nullement abuser de votre patience, et que ma
démarche répond à mes impératifs résidant au-delà de ma volonté. Dans le
courant de la semaine prochaine ?
_ Non. Lundi, j’ai… rendez-vous chez mon ostéopathe. Mardi, euh… je suis
chez mes parents, à, euhm, Nancy. Mercredi, je, euhmmmmm… participe à la
foire à la betterave. C’est très prenant, l’organisation, les stands, tout
ça. Et vendredi… un enterrement. Celui du cousin… de ma concierge… mon ancienne
concierge… Et samedi… »
Je tentai un trait d’humour.
« Vous dînez avec Philippe Risoli ? »
Un silence mortifère.
« Vous vous moquez de moi ? »
Je m’excusai, penaud. Nous finîmes par convenir d’un rendez-vous le samedi
23 juin 2008, sous réserve que l’éclipse de soleil prévue ce soir-là soit
repoussée au dimanche.
Avec la satisfaction du devoir accompli, je raccrochai le téléphone,
et m’assis dans le canapé. Ma main, comme indépendante de ma volonté, saisit
la télécommande. La télévision s’alluma.
Les images s’enchaînaient, rapides et révélatrices. Des séquences décousues,
sans logique aucune. Mais, au fil du temps, je commençai à voir la trame,
la thèse: tout s’éclaircissait, il devenait évident que seuls quelques
êtres hors du commun avaient perçu cette évidence dont l’immense majorité
n’avait même pas encore compris l’éventualité. Je retranscris les notes
prises, en vrac, au cours de cette soirée prophétique.
- Patrick Juvet : « Où sont les femmes ? ». Le ton est léger, l’apparence
ridicule et disco, mais une sorte de désespoir pointe dans les trilles
de cet eunuque. Et s’il fallait prendre la question pour ce qu’elle est,
une vraie question, nécessitant une vraie réponse : où sont les femmes
? qu’est-ce qu’une femme ? qu’appelons-nous une femme ? Les femmes sont-elles
mortes, les avons-nous tuées ? La femme est-elle ronde et l’homme tourne-t-il
autour ? Juvet est-il le Galilée du XXème siècle ?
- Le paradoxe de Fermi : Enrico Fermi (1901-1954), physicien italien,
est connu pour son prix Nobel de physique en 1938, pour avoir produit la
première réaction nucléaire en chaîne en 1944 mais avant tout pour cette histoire
a priori anecdotique, que l'astronome Carl Sagan baptisa plus tard "le paradoxe
de Fermi". (poï poï).
Pendant l'été 1950, Enrico Fermi travaillait au laboratoire national
de Los Alamos. En se rendant à la cantine avec trois autres physiciens renommés,
il discutait d'un dessin humoristique paru dans le New Yorker. Suite à
une série de vols de poubelles à New York, le dessinateur avait représenté
une soucoupe volante posée sur une autre planète avec des petits hommes
verts tirant chacun un container de déchets. Fermi demanda à Edward Teller,
le père de la bombe H, une estimation de la probabilité que dans les dix
prochaines années nous ayons la preuve de l'existence d'un objet se déplaçant
plus vite que la vitesse de la lumière ? Il sous-entendait bien sûr que
tout extraterrestre nous rendant visite aurait découvert le voyage supra-luminique.
Teller hasarda : 1 sur 1 million. Fermi répondit que ce chiffre était bien
trop faible, et que son estimation se portait à 10%. La question s'arrêta
là. Ils prirent leur repas. Tout d'un coup Fermi se leva de table et s'écria
"Mais où sont-ils ?"
Cela déclencha un fou rire dans la cantine. Etonnamment, tout
le monde avait comprit qu'il était question d’extraterrestres. Imaginons
en effet qu'un beau jour, pour une raison que nous ignorons, les Vogons décident
de coloniser l'espace. Leur technologie leur permet uniquement de se déplacer
à 1% de la vitesse de la lumière. En moyenne 500 ans plus tard, ils atteignent
les étoiles les plus proches de la leur. Ils s'installent là et 500 ans plus
tard repartent vers d'autres mondes. La vague de colonisation se déplace
donc à 0,5% de la vitesse de la lumière. Comme la galaxie fait 100000 années-lumière
de diamètre, en 20 millions d'années, ils l'ont entièrement colonisée.
Les plus vieilles étoiles ayant un milliard d'années, si au début de la
vie de notre galaxie une civilisation avait décidé de la coloniser, ils
devraient être partout maintenant. Or sur Terre, les Vogons ne nous dérangent
pas vraiment ! Et alors, où sont les femmes ? Si elles existaient, ne devraient-elles
pas être là ?
- La reproduction du fraisier. Le fraisier se multiplie par reproduction
végétative. Un jour, un machin lui pousse là, sous la feuille, ça pousse,
ça pousse, ça va se planter un peu plus loin, puis ça sèche, et au final,
et on réveille avec un jumeau fraisier à cinquante centimètres. Est-ce
moins crédible que toutes ces histoires de sexe et de petite graine ? Comme
aurait dit Mulder s’il avait parlé français, « Et pourquoi pas » ?
- Matrix : les êtres humains vivent dans un monde virtuel géré
par les machines, alors que leur corps est en fait maintenu dans un coma
artificiel, dans le but de fournir la civilisation mécanique en énergie bio
chimique… Et si, dans cette hypothèse, nous remplacions « les machines »
par…
Je me réveille de ce kaléidoscope complètement ébahi, les yeux dans le
lointain. La clarté de l’évidence vient d’illuminer mon esprit, et le puzzle
est complet.
La femme n’existe pas. C’est un mensonge, au profit de qui ? Pouvez-vous
imaginer les moyens nécessaires pour tromper simultanément trois milliards
d’hommes ? Combien de savants, de médecins, d’odieux collaborateurs a-t-il
fallu pour faire avaler à l’homme la couleuvre de la reproduction sexuée
?
Je n’ai pas la réponse à cette question, ni aux autres. Tout ce que je
sais, c’est que je suis désormais en danger, que mon éveil me rend dangereux
pour la conspiration.
C’est alors que je m’effondre, évanoui. Chloroformé ?
Je suis maintenant inconscient, pensant vaguement à mon destin, grandiose
mais si vite brisé. Je sais que nous sommes Lundi, 15 heures (mais comment
le sais-je ?), et je sens le monde extérieur glisser sur mon corps, sur
mon esprit fermé. Je me dirige vraisemblablement vers la fin de mon être
sans le moindre sentiment, les cahots de l’extérieur me traversent telles
les vagues caressent l’océan, sans le bouleverser. Je suis secoué d’avant
en arrière, d’arrière en avant, on me met des claques.
Je m’éveille en sursaut, comme tiré d’un cauchemar couleur de mélasse.
Une femme est penchée sur moi, l’air inquiet.
« Mon lapin, ça va ? »
Pauline ?
Je suis étendu au sol, et me relève tant bien que mal. Je prends finalement
conscience de l’endroit où je suis… une église ? pleine ? avec une femme
en robe blanche à mon côté, et…
Oh mon Dieu.
Mon mariage. Me suis-je évanoui ? Le passé le plus récent me revient
à l’esprit, Pauline, le mariage. Mais les folies de mon inconscience me
reviennent aussi à l’esprit, me titillant, et installant un doute… la femme
? existe-t-elle vraiment ?
Le silence, autour de moi. Je m’ébroue, et réalise que je suis la cible
de l’attention générale. Le prêtre attend… c’est l’instant où je dois dire
‘oui’ à Pauline… ou le moment de lui arracher son masque d’androïde. Faut
voir.
Meu