Bernard le N’enfant et la quête du cassoulet sacré
Episode 2.
Chers amis.
Nous avions laissé Bernard le nenfant à la sortie de la forêt des pendus, pourvu d'un nouveau foyer, mais dépourvu de ses deux jambes.
Son nouveau foyer : un bout de fosse septique, sur le
bord de la route.
90 centimètres sur 80 sur 70, juste la place pour se retourner. Bernard
y avait savamment disposé ses maigres possessions : son vieux nounours, au
fond du cylindre, et ses deux sachets usagés de Lipton, un gauche et un
à droite, de manière à bien aromatiser le ruissellement d'eau de pluie.
Ses deux jambes : cédées par bonté à monsieur Coupe-Jambes, chirurgien philanthrope, afin de soulager la souffrance d'un petit nenfant riche.
Bernard le nenfant, confortablement installé dans son cylindre de plastique, se réjouissait du déroulement de sa journée passée. Bernard avait d'abord perdu son domicile, pour finalement en trouver un nouveau. Il avait aussi contribué à rendre la joie à un petit nenfant, en lui donnant ses jambes même pas usées. Et demain, si la route n'était pas trop boueuse, il pourrait rendre visite à sa grand-tante, une vieille paralytique demeurant à une demi-journée de reptation du cylindre en polypropylène.
La journée était passée comme un songe, et le ciel s'assombrissait déjà au dessus du chemin creux.
Le soleil glissa enfin derrière l'horizon, les nuages s’épaissirent, et la pluie commença à tomber, drue et glaçante. Bernard se désaltéra un peu en aspirant l'eau ruisselant sur les parois de la fosse septique, puis se recouvrit d'un sac poubelle. Il s'endormit, souriant, en pensant à sa journée du lendemain.
Lendemain matin. Le soleil finit par réapparaître, pâle et fiévreux, au dessus d'une campagne brûlée par le gel hivernal.
Bernard se réveille, et dégivre ses paupières endolories (quoique anesthésiées par le froid). Le chemin n’est pas très long pour rejoindre le douillet foyer de grand-tante Henriette, la seule famille restant à Bernard depuis un tragique accident de cafetière.
Bernard se traîne hors de son logis, il s’est vêtu d’un vieux tee-shirt publicitaire ‘Gaz de France’, et d’un short déchiré, modèle ‘Saint Etienne – Manufrance 1972’. Ses maigres moignons peuvent s’y ébattre à leur aise, malgré le filet de pus qui commence à s’en écouler. Peut-être devra-t-on les couper encore plus court pour éviter la gangrène… Ironie du destin…
Bernard se met en chemin, il rampe vaillamment sur le chemin pierreux. Malgré les cailloux acérés tailladant ses petites paumes, Bernard est heureux, et il chante de sa voix fluette, faisant s’envoler les quelques moineaux alentours. Par contre, quelques gros volatiles commencent à tourner silencieusement au-dessus de Bernard. Ce dernier sent une indicible joie remplir son cœur : Bernard, depuis toujours, aime les animaux, et il se réjouit de la proximité de ces gros vautours affamés.
Après trois heures de contorsions, de chutes, et de douleur, Bernard le nenfant arrive dans le village abandonné, ce vieux village fui de tous depuis l’explosion de l’usine chimique en 1979, de tous sauf de grand-tante Henriette, une femme courageuse. Depuis cette date, Henriette peuplait à elle seule le village abandonné, puisant de l’eau dioxinée à son vieux puits, cultivant avec difficulté son petit jardin au benzène, et regardant dans son temps libre le Big Dil sur TF1.
Bernard passa devant l’église en ruines, devant la vieille poste endormie (plus que du temps passé, voulons-nous dire), et enfin devant le gigantesque cratère de l’usine ARPex-chimie, une hideuse trouée que la nature s’employait à effacer, en la peuplant de poissons multicolores et d’énigmatiques reptiles à 7 pattes et demies.
Juste derrière le giga cratère, le pavillon de tatie Henriette, à peine endommagé par le souffle du champignon chimique.
Bernard arrive à l’entrée du jardinet de sa tatie, et il pousse péniblement le portillon en bois. Le jardin, touffu, a perdu tout semblant de civilisation. Désormais, c’est le royaume des herbes indisciplinées et des bestioles de toutes espèces. Quelques nains de jardin survivent là, mais ils sont lépreux, rongés par les vapeurs oxydantes, et leur apparence n’a plus rien de bonhomme. Ces petits gobelins consumés de rouille sont plutôt menaçants, grimaçants.
Bernard, le cœur léger de sa joie enfantine, remonte l’allée centrale en sifflotant, puis frappe trois petits coups pleins d’espoir à la porte d’entrée du pavillon. Pas de réponse.
Bernard se dresse sur ses moignons douloureux et enflés, et tourne la poignée réticente de la porte. Celle-ci s’ouvre à grand peine sur un couloir ombré et poussiéreux, le silence qui emplit la maisonnette est celui d’un tombeau. L’odeur fétide qui y règne n’évoque rien de très sympathique non plus.
Bernard, nonobstant les traînées de moisissure mutante grimpant le long des murs, entre vaillamment dans la demeure. Il frissonne un peu, mais il faut remarquer à sa décharge que la température est inférieure à zéro, et qu’il ne porte qu’un tee-shirt.
Pauvre petit Bernard, pauvre petit nenfant.
Bernard explore les pièces, tremblant de tous les membres qui lui restent. Il est difficile de dire ce qui est le plus terrifiant pour le petit nenfant : les formes de vie bizarroïdes cachées dans chaque recoin de la masure, ou l’affreux papier peint pied-de-poule spécial troisième âge ; l’omniprésente odeur doucereuse sucrée/fruitée ou les petits bibelots en porcelaine disposés un peu partout.
C’est au moment où Bernard pénètre dans le salon que les relents se font le plus insupportables. L’origine des effluves morbides se trouve là, sur le vieux canapé : le cadavre momifié de tatie Henriette, en position assise, une tasse de tisane serrée dans une main desséchée, et une télécommande dans l’autre. En face de feu-tatie Henriette, une télévision scintille silencieusement.
Bernard verse une larme pour sa tatie. Il est désormais officiellement orphelin et sans-famille, la vie était déjà bien difficile pour lui sans ça. Ce qu’il ne sait pas, c’est que cette femme vaillante, qui avait survécu à quelques guerres mondiales, à une catastrophe industrielle, et à Gérard Louvin, cette femme exemplaire et courageuse, donc, avait ainsi bêtement succombé à une crise cardiaque en apprenant l’arrêt du Big Dil.
Pas de chance.
Alors que Bernard sanglote silencieusement dans le salon puant, le hasard et le courant d’air provoqué par l’arrivée du petit nenfant, créant d’imperceptibles transformations biochimiques dans le milieu confiné du pavillon, font qu’à cet instant précis, le bras décharné du cadavre se rompt avec un déchirement à retourner le cœur, et tombe au sol, se collapsant en un tas de chair molle et mi-sechée. La télécommande heurte aussi le sol dans un claquement plastique, et la télévision, dans un subit flot, se met à hurler, au beau milieu d’une page de pub.
" Le cassoulet Floriaut, j’aime tellement ça, j’en mangerais à tous les repas ! Le cassoulet Floriaut, c’est un miracle permanent ! "
Puis, l’électronique fatiguée par des semaines de fonctionnement interrompu, lâche brusquement, et le téléviseur revient d’un coup au noir total et définitif.
Pour Bernard, c’est l’ébahissement : la surprise souffle les larmes. Il faut dire que dans son dénuement extrême, Bernard n’a jamais connu les bienfaits de la télévision, et que pour lui, ces sons tonitruants semblent venus de nulle part. Saisi d’une terreur ancestrale, Bernard se demande ce que ces voix d’outre-tombe exigeaient de lui.
" Le cassoulet Floriaut ? mais qu’est-ce que c’est ? et qu’était-ce que cette voix ? Et pourquoi un miracle ? C’est vrai que ma vie n’a pas été bien facile, mais après tout, il y a plus à plaindre que moi… cette voix était-elle divine ? et si le cassoulet Floriaut est un miracle permanent, cela veut-il dire qu’un espoir subsiste pour moi ? Peut-être que… c’est un message qui m’indique ce qui est attendu de moi… peut-être que… si je trouve ce ‘cassoulet Floriaut’, un miracle arrivera… et que… ma famille reviendra… "
A cette pensée, Bernard, le petit nenfant sensible et boueux, éclata en larmes redoublées, et comme pour lui faire un écrin protecteur et ému, la vieille maison sembla un instant grincer à l’unisson des sanglots irréprimés.
Bernard, fort d’une nouvelle conviction et d’un nouvel espoir, dormit quelques heures sur le canapé à côté de sa grand-tante, se nourrit des moisissures poussant sur la tapisserie, puis se remit en route, vaillant. Sa nouvelle destination : la ville. Son nouvel objectif : trouver le cassoulet sacré, cette relique miraculeuse qui saurait certainement ramener sa famille à ses côtés.
Alors que Bernard s’éloignait de la masure en rampant, les buissons du jardinet oscillèrent doucement, comme pour lui dire tendrement au revoir.
Le petit garçon sans jambes partait pour une longue quête, qui l’amènerait plus loin qu’il pourrait l’imaginer.
A suivre…
Meu