Bernard le N’enfant sur la route du Cassoulet Sacré
– Episode 2.
- où Bernard arrive à Grobourg et s’intéresse
aux qualités gustatives du navet rouge -
Chers amis. La vie de Bernard a pris un tournant décisif lors de
notre dernière rencontre : le petit garçon cul-de-jatte est
désormais officiellement sans-famille, mais aussi investi d’une mission
sacrée, la quête du mythique (sous réserves) Cassoulet
Floriaut, cette sainte relique qui accomplirait peut-être un miracle…
(voir épisodes 0 et 1)
Une fois sorti du pavillon sordide où reposait le cadavre de sa
tatie, Bernard se retrouva bien dépourvu, dans le frima hivernal
alentour. Où aller ? Que faire ? Jusqu’où ramper ? Le petit
Bernard était un garçon bien simple, qui n’avait presque jamais
quitté son village, et il était maintenant démuni comme
la douce courge sous le dur soleil de Juillet.
La route départementale qui partait du pavillon de tatie Henriette
avait fort souffert lors de l’explosion de l’usine chimique ARPex, et la
reptation du petit garçon sensible et boueux n’en était que
plus difficile. De grandes plaques de goudron fondu montraient l’ampleur
de la catastrophe passée, et de petits squelettes d’animaux pris au
piège de l’incendie étaient à moitié amalgamés
dans le tarmac noir. Bernard, sensible, se faisait violence pour ne pas sangloter.
Sur la route traversée de crevasses invraisemblables, la nuit tombait
rapidement et le givre pailletait l’asphalte de myriades d’étincelles
gelées.
Bernard commença à se dire que, peut-être, il serait
temps de trouver un abri pour la nuit, ses mains et ses moignons commençant
à adhérer au bitume glacial.
Mais d’abri, point. Et puis, qu’est-ce qu’un peu de peau comparé
à l’accomplissement de la mission de toute une vie ? Bernard continua
donc à ramper, et endura mille souffrances (que, par un souci de concision,
je ne décrirai pas dans le détail. Disons, en résumé,
que ce fut bien difficile).
Au petit matin, les doigts de Bernard étaient bleu foncé,
mais le petit garçon avait enfin atteint le bout de la route. Devant
lui, un panneau majestueux : « Vous entrez à Grobourg, 4460 habitants.
Son église du XIIème siècle (ruines). Son château
du XVème siècle (ruines). Sa zone industrielle (projet ‘Grobourg
2000’, ouverture prévue le 1er août 1999). ».
Fou de joie, Bernard escalada le panneau de signalisation à la seule
force de ses petits bras, et l’embrassa. Et il y resta collé, collé
par le givre. Pauvre, pauvre Bernard. Jamais de chance.
La ville de Grobourg avait certes connu des jours meilleurs, mais elle
était encore ce qui ressemblait le plus à une agglomération,
à des kilomètres à la ronde. Une petite colline, au
pied de laquelle coulait une petite rivière.
Au bord de l’eau, une tribu de quasi barbares avait bâti une église,
certainement remarquable, mais dont il ne restait aujourd’hui que trois
pierres, très jolies au demeurant. Sur le promontoire rocheux, les
mêmes barbares (à peine) plus évolués de trois
siècles environ, avaient bâti un château afin de se protéger
d’éventuelles invasions d’autres barbares. Et puis, quand l’armée
de Gudmond Ier était passée par là, en 1544, les autochtones
s’étaient réfugiés dans leur château flambant
neuf, excités à l’idée de subir les foudres d’un fier
seigneur de la guerre, qui viendrait à n’en pas douter se casser
les dents sur leur fier abri.
Oui mais voilà, Gudmond Ier avait mieux à faire ailleurs,
et l’idée de piller les 6 quintaux de navets rouges qui formaient l’unique
richesse de ‘Groburgis’ ne lui avait même pas effleuré l’esprit.
Quant aux jeunes pucelles du village, leur laideur était connue à
des lieues à la ronde, et Gudmond percevait confusément que
la ‘pause-viol’ traditionnelle aurait contribué fort négativement
au moral des troupes. La meute de Gudmond Ier passa donc son chemin, et
en un instant il ne restait de cette sauvage troupe qu’un peu de crottin
frais.
La nuit suivante, un orage somme toute assez banal fit s’effondrer la place
forte sur ses occupants, décimant la population locale. Cette catastrophe
fut un sacré retour en arrière sur l’échelle de l’évolution
darwinienne locale, et une source de regrets infinis pour les groburgiennes,
qui, avouons le, auraient préféré périr sous
les coups de boutoir de mâles hommes de troupe en rut, plutôt
que sous les décombres d’un château mal construit par leurs
fainéants de maris.
Six siècles plus tard, Bernard le Nenfant, se trouvait la nouvelle
fierté de la ville : un office du tourisme flambant neuf, bien qu’à
première vue construit un peu de guingois. A l’intérieur,
une dame d’un âge indéterminé se tenait toute droite,
derrière un petit pupitre. Sa permanente semblait prête à
défier les millénaires, inaltérable et bétonnée.
« Office-du-tourisme-de-Grobourg-bonjour ! Bienvenue-dans-une-ville-d’histoire-multiséculaire,
où-le-charme-de-la-tradition-ne-s’efface-pas-devant-la-vague-des-nouvelles-technologies
! Le-dynamisme-économique-de-la-région-ne-se-dément…
»
Puis, voyant que son visiteur est un petit garçon cul-de-jatte,
le sourire baissa d’un cran et le laïus s’interrompit.
« Bonjour madame.
_ Bonjour mon garçon.
_ Excusez-moi de vous embêter… je suis à la recherche du cassoulet
Floriaut, le cassoulet des miracles, ça vous dit quelque chose ?
_ (réfléchit) Heu, non. (réfléchit encore)
Dis moi, mon petit, ton papa est-il par ici ? Est-ce que, par hasard, ce
serait un riche industriel, un entrepreneur ?
_ Non, madame, mon papa est mort depuis longtemps. Mais ça fait
tellement longtemps, je me souviens mal de lui… peut-être que c’était
un ‘dustriel’, je ne sais pas… »
Gling gling, la porte de l’office du tourisme s’ouvre encore, sur un type
moustachu en bleu de travail.
« Salut Gisèle, je viens constater les fissures du bâtiment
! Un coup de plâtre, et ce sera comme neuf ! (clin d’œil) »
Puis voyant Bernard : « Où tu as ramassé ce pouilleux
? L’orphelinat faisait des soldes ? Ou alors les romanos sont de retour
en ville ?
_ Non, je sais pas d’où il vient. Quant aux fissures, fais pas trop
ton malin. Un bâtiment construit il y a un an, et qui tombe déjà
en morceaux, ça pourrait intéresser le conseil municipal.
_ Hého, baisse d’un ton morue. ‘Lemieux maçonnerie’ existe
depuis un siècle, mes ancêtres filaient déjà
des pots de vin au baron à la construction du château… alors
ton office du tourisme de mes couilles, tu peux te le mettre au cul… »
Bernard laissa les deux adultes à leur conversation, et sortit explorer
la ville. Sous le soleil levant hivernal, Grobourg resplendissait de toute
sa fadeur, et les rues étaient parées pour la ‘foire au navet
rouge’, la demi-journée de festivités qui faisait de Grobourg
la capitale mondiale de cette racine improbable. L’excitation était
cette année à son comble, puisque la venue d’une délégation
biélorusse laissait entrevoir la possibilité d’un gros contrat
pour la vente des 85 tonnes d’excédents pourrissant actuellement
dans les silos du coin.
Ce que les groburgiens ignoraient, c’est que les slaves avaient de leur
côté un stock au moins équivalent du même légume,
qu’ils espéraient eux aussi fourguer au meilleur prix. A vrai dire,
les scientifiques belarusses avaient tout essayé avec ce tubercule
immonde : les humains n’en voulaient pas, les animaux itou, l’alcool de navet
rouge moussait autant que du liquide vaisselle, et même les chinois
de meilleure volonté n’y avaient trouvé aucune vertu aphrodisiaque,
même introduit dans une partie de leur anatomie que j’aurais du mal
à citer dans un conte grand public.
Le petit enfant errait dans les rues, sous les fanions colorés.
Quand soudain, au détour d’une impasse, le choc.
« Plats cuisinés Floriaut – cassoulet, rillettes, gras double
– fondé en 1922 – racheté en 1996 par le groupe ARP – restructuré
en 1998 – pour toute question technique, commerciale, financière,
RH, qualité ou sécurité, contacter ‘ARP Casual Food
and Beverage, Immeuble ‘Le Capital’, La Défense’ – pour toute autre
question, sonner et demander Gérard ».
Bernard lut attentivement le panneau avec ses petits yeux : suffisait-il
de sonner à cette porte pour que le miracle se produise ?
La quête touchait-elle à sa fin ?
A suivre.
Meu