Bernard le N’enfant sur la route du Cassoulet Sacré – Episode 3.

- où l’épopée commence, ainsi que les ennuis et les ennuyeux -


 

  

 
Gérard Branlard regardait mollement la télévision en ce lundi matin, dans le réduit où il exerçait son ersatz de métier, depuis des années et des années. De l’extérieur filtrait une lumière grise et sans entrain, une sale lumière d’hiver, la sale lumière d’hiver qu’on trouve à Grobourg depuis que Grobourg est Grobourg.

Gérard, quarantenaire grassouillet et déplumé, était aujourd’hui le dernier salarié des Cassoulet Fleuriaut SA. Le dernier depuis le rachat de la société par la multinationale ARP, qui n’avait rien eu de plus pressé après son OPA que de délocaliser la production des plats cuisinés en Roumanie.

On peut, à ce stade du récit, faire une petite parenthèse pour remarquer que la délocalisation des plats cuisinés Fleuriaut n’avait pas eu que des inconvénients, puisque le nombre de streptocoques dans les conserves avait grandement baissé avec le changement de pays, ce qui faisait doucement rigoler Richard le tubard, ex-touilleur de haricots, et grand cracheur dans la soupe devant l’éternel.

Et puis, la production de cassoulet roumain avait permis une spectaculaire baisse de la surpopulation dans les orphelinats et asiles psychiatriques alentour, magie du capitalisme.

Bernard le Nenfant, les yeux embués de larmes, se trouvait devant la porte décatie de l’ex-usine Fleuriaut, un bâtiment promis à la ruine et dans lequel la seule trace de vie était le chuintement d’une télévision lointaine.

Bernard était tellement ému… il y a quelques heures encore, il n’était qu’un petit orphelin, perdu dans le monde. Et maintenant, il avait… l’espoir. L’espoir que le cassoulet Fleuriaut, le cassoulet des miracles, lui permettrait de ressusciter ses parents, ses jambes, et son avenir.

Bernard, plein d’une joie sidérante, se dressa sur ses moignons douloureux et infectés, et sonna.

La pancarte, à l’entrée, disait : " Plats cuisinés Fleuriaut – cassoulet, rillettes, gras double – fondé en 1922 – pour toute question technique, commerciale, financière, RH, qualité ou sécurité, contacter ‘ARP Casual Food and Beverage, Immeuble ‘Le Capital’, La Défense’ – pour toute autre question, sonner et demander Gérard "

Bernard, le petit garçon intelligent, avait tout lu de ses petits yeux frigorifiés, et bien réfléchi. La résurrection de ses parents, ça n’était ni technique, ni commercial, ni RH, ni qualité, ni sécurité. Il fallait donc sonner et espérer Gérard.

Ayant passé la redoutable épreuve du Sphinx, Bernard se rassit par terre, le cœur battant la chamade.

Au dessus de lui, l’interphone crachota, chuinta, siffla, puis une voix bourrue tonna :

" Oui ? "

Bernard, terrorisé, s’aventura d’une toute petite voix :

" Bonjour monsieur le Cassoulet. Je venais vous voir… c’est pour faire revivre mes parents. "

Silence, chuintement, silence.

" Quoi ? "

" Oui monsieur… je suis désolé de vous déranger… c’est pour un miracle… c’est la voix qui me l’a dit… le Cassoulet des miracles… "

Grésillement.

" Et c’est pour quoi ? "

" Pour mes parents qui sont morts… je voudrais les faire revivre, s’il vous plaît. Juste un peu, si vous pouvez. Sinon, je prendrai un petit miracle, s’il vous plaît, je ne voulais pas embêter. "

L’interphone se tut. De l’autre côté du haut-parleur, Gérard Branlard était franchement perplexe. En 8 années passées comme homme à tout faire dans ce bâtiment mort, c’était bien la première fois qu’il se retrouvait devant un quelconque problème. Et le jeune et débrouillard ouvrier que Gérard avait pu être dans une vie antérieure était aujourd’hui disparu, remplacé par un quarantenaire mou et craintif, brisé par une compromission première : le fait d’avoir accepté d’être ‘le dernier’, le traître, le fossoyeur, celui qui restait là avec un salaire et un semblant d’utilité, alors que les autres étaient aujourd’hui chez eux, à l’ANPE, ou au bout d’une corde.

Et Gérard, en l’absence d’autre chose à faire, finit par se décider, et alla voir quel genre de fêlé pouvait se trouver là. Alors Gérard ouvrit la porte. Et il ne fut pas déçu.

Une espèce de petit gitan, boueux et invraisemblable, bleu de froid, vêtu d’un tee-shirt déchiré et d’un short. Et sans jambes. SANS JAMBES ?

Face à cette apparition venue d’on ne sait où ; Gérard Branlard laissa parler son cœur, et fit ce que chacun d’entre nous ferait devant un tel tableau d’apocalypse.
Il referma la porte, et retourna devant la télé.

Puis, une fois réinstallé, il eut comme un remords.
Et si ce petit pouilleux tentait de vandaliser la façade du bâtiment ? de CASSER UNE VITRE ?
Gérard Branlard, en huit années passées dans ce fauteuil, avait toujours accepté le salaire confortable que lui octroyait ARP, sans trop d’états d’âme. Mais, ce jour-là, l’irruption du petit romanichel figurait quelque chose de nouveau, inattendu, et un peu menaçant. Alors Gérard s’extirpa de son fauteuil râpé, vaguement inquiet, refit le chemin en sens inverse, et rouvrit la porte.

Le petit Bernard n’avait pas bougé d’un iota, et ses yeux luisaient d’une espérance franchement insupportable dans la médiocrité environnante.

" Bon, tu veux quoi, petit ?
_ C’est pour un miracle, monsieur Cassoulet. Je voudrais ressusciter mes parents, sivouplé. "

Ce coup-ci, le sens de la demande de Bernard parvint jusqu’au cerveau de ‘monsieur Cassoulet’.

" Tes parents ? C’est une blague ? C’est pour la caméra cachée ? c’est pour Arthur ?
_Non non, c’est pour un miracle, je ne suis qu’un petit garçon bien malheureux. "

Gérard Branlard, l’air profondément exaspéré, se passa lentement la main sur le visage, dans ce geste typique d’irritation franche.

"Mais que… pourquoi est-ce que tu voudrais qu’on fasse une miracle ? Ici, on fabrique du cassoulet, Cassoulet Fleuriaut, le cassoulet des mirac… "

Gérard se repassa la main sur le visage, l’irritation se transformant subitement en parfaite consternation.

" Je crois que c’est comme, euh, un malentendu.
_ Oui, c’est possible monsieur, j’ai été bien malade quand j’étais bébé, et je suis sourd d’une oreille. Comment on va faire pour le miracle, monsieur ? C’est pas très grave s’il faut attendre un peu, hein. 
_ Euh… oui, voilà ce qu’on va faire, hein. On va attendre. Repasse plus tard. "

Gérard Branlard claqua la porte, et retourna devant sa TV.

A midi venu, il avait presque oublié le petit garçon, quand il se mit en route pour aller déjeuner au 'Joyeux Gudmond'. Quand, en sortant, il trébucha sur Bernard le Nenfant, toujours vautré devant la porte d’entrée.

" Alors, monsieur, vous avez regardé pour le miracle ? C’est bon ? "

Gérard, en désespoir de cause, chargea le garçon sur son épaule, comme un sac de patates avec des bras, et le posa sur la plage arrière de sa voiture. Puis, en conduisant approximativement d’une main, il appela le siège d’ARP sur son portable.

Une voix synthétique lui répondit.

" Groupe ARP, bonjour ! Vous êtes en communication avec la ligne directe à destination des franchisés ARP. Si vous travaillez dans le domaine communication, tapez sur la touche… 1… Si vous travaillez dans le domaine financier, tapez sur la touche… 2… "

Après quelque pianotage, Gérard se retrouva en communication avec un opérateur.

" Allo, ici la hotline de ARP Casual Food and Beverage, que puis-je pour vous ?
_ Oui bonjour, c’est Gérard Branlard, j’ai un prob…
_ Votre matricule ARP, s’il vous plaît ?
_ Euh… c’est le 00000056Q.
_ (clic clic clic) Oui d’accord. Vous êtes Mr Branlard Gérard, veilleur de nuit chez la filiale Fleuriaut ARP, à Grobourg… "

Gérard tenta bien de grommeler que c’était une erreur, qu’il n’était pas veilleur de nuit mais ‘building manager’. Le type au téléphone n’ayant pas l’air convaincu, Gérard abrégea, et en revint à ses préoccupations premières.

" Oui, alors, euh, voilà, je faisais ma ronde ce matin quand un petit garçon s’est présenté à moi. Il a apparemment entendu notre dernière campagne publicitaire sur, euhm, le ‘cassoulet des miracles’… et il est venu nous demander un miracle pour ses parents décédés… et puis, euh, au fait, il n’a pas de jambes… "


L’opérateur, perplexe, se fit répéter plusieurs fois la situation, de plus en plus intéressé à mesure qu’il comprenait les détails. Finalement, excité comme une gafette, il demanda à Gérard de patienter. Les Quatre Saisons de Vivaldi commencèrent à s’égrener à l’écouteur.


Le printemps, l’été, l’automne et l’hiver eurent le temps de filer, et une nouvelle année de recommencer. Gérard, le portable collé contre l’oreille, en profita pour garer sa voiture de fonction sur la place Gudmond Ier, et pour se rendre ‘Au joyeux Gudmond’, où il mangeait tous les midis. Il portait le petit Bernard sous son bras comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie, et le posa sur un chaise, en face de lui. Le gros René, propriétaire du restaurant et ex syndicaliste des cassoulets Fleuriaut, regardait d’un œil torve cet affreux mioche plein de boue, qui ne commandait pas de menu enfant, mais se contentait de picorer des miettes de pain sur la nappe. Le demi neurone qui tenait fonction de ‘conscience politique’ au gros René lui aurait presque soufflé que ce pouilleux ‘volait le pain des français’ , si seulement ses camarades de cortex ne lui avait pas fait remarquer que c’était une idée bien évoluée pour un demi neurone.

Les Quatre Saisons s’interrompirent au moment où Gérard entamait sa terrine de poulet maison. En face de lui, le petit nenfant était repu de miettes, et somnolait en équilibre sur sa chaise de bistrot (sans jambes, pas facile).


" Allo, monsieur Branlard ? "

La voix n’était plus celle de tout à l’heure. Elle avait comme une sorte de fausse chaleur qui glaçait le sang, et une onctuosité suspecte , qui ne pouvait que dissimuler de dangereux grumeaux.

Branlard recracha sa bouchée de terrine, et colla le portable à son oreille.

" Oui allo !
_ Bonjour monsieur Branlard ! Je suis Steve Henkel, chef de produit chez ARPemol, la division TV réalité de ARP média, et j’ai entendu parler de votre histoire, le petit cul de jatte, là. En fait, nous sommes extrêmement intéressés dans la perspective d’une nouvelle émission, ‘Je reconstruis ma vie avec les stars’. On y suivrait comment le gamin crapahuterait sur les routes de France, et vivrait les différentes étapes de sa reconstruction avec des stars. Ca ferait, hmmm, disons 18 épisodes de 52 minutes avec 2 coupures pubs… avec, hmmmm, diffusion à 18h40 juste avant ‘La Boîte’, et hmmmm, 4 primes avec des psychologues et des stars, des chansons et des dons à des associations de bienfaisance. A la fin, le petit finirait adopté par une sympathique famille de la région parisienne, où il pourrait envisager sereinement l’avenir en passant un CAP de chaudronnerie. Tout le monde n’a pas encore donné son accord, mais on envisage déjà plusieurs temps forts : Bernadette Chirac et David Douillet qui lui offrent des prothèses, Thierry Henry qui lui offre un maillot de l’équipe de France, Nathalie Marquay-Pernaud et Mallaury Nataf qui lui offriraient des habits neufs, M Pokora qui lui apprendrait la vérité sur la mort de ses parents… et, pourquoi pas, Alain Delon qui lui révélerait qu’on ne peut pas les faire revivre… tout serait validé par nos psychologues, bien sur…

Ce sera très bien. "

Les oreilles de Gérard Branlard bourdonnaient et la terrine avait du mal à passer. Non pas que la proposition du gugusse lui ait semblé amorale ou invraisemblable, c’était juste qu’en bon villageois digne de ce nom, Gérard avait une peur panique de tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à une nouveauté. Comme toute espèce en voie de disparition, les Branlard et leurs congénères sentaient bien que toute perturbation à l’ordre habituel des choses pouvait leur porter un coup fatal.

" Allo monsieur Henkel ?
_ … en votant par SMS, et… oui pardon, vous me parliez ?
_ Oui, excusez moi… c’est juste que je ne me sentais pas très à l’aise avec tous vos… trucs, et que je pensais que le plus simple était de vous amener le petit à la capitale, et de vous laisser faire. Voilà, hein.
_ Non non non ! La ville de Grobourg serait magnifique pour démarrer l’épopée ! Le côté pouilleux, très bien. D’ailleurs, on a déjà planifié la construction des studios, les bulldozers arrivent.
_ Euh, non, ne vous dérangez pas, je remonte dans la voiture et le mioche sera chez vous dans l’après-midi.
_ Ne bougez pas, monsieur Branlard ! On envoie une équipe avec des hélicoptères à votre rencontre, ça va être formidable ! Et ne vous inquiétez pas pour les gardes armés, c’est tout à fait normal ! Vous faites du super boulot, monsieur Branlard, vous êtes formidable ! Allo ? "

Gérard Branlard raccrocha son portable, et considéra le gamin endormi d’un air sinistre. Le plus tôt le chiard serait entre les mains d’ARP, le plus tôt la vie reprendrait son cours normal. Gérard chargea donc le petit monstre assoupi sur son épaule, le déposa sur la banquette arrière, et décida de prendre la route pour St Jean les Moellons. Avec de la chance, l’affaire serait terminée à la nuit tombée.

Quant au gros René, qui avait attentivement écouté la conversation de sa cuisine, il était passé par toutes les nuances de rouge, et semblait maintenant décidé à explorer la gamme du violet.

A vrai dire, le gros René était absolument fou furieux. Voir ce petit mendiant, certainement un métèque, un gitan, ou un russkof, que sais-je, arriver comme une fleur, et attirer finalement l’attention de tous, le gros René ne le supportait pas. Sa paranoïa lui soufflait que ce gamin galeux allait, au bout du compte, siphonner l’argent des vrais pauvres et nécessiteux, dont il avait confusément l’impression de faire partie. A vrai dire, la mémoire sélective du gros René avait déjà fait une croix sur le fait que ‘Le joyeux Gudmond’ avait été construit grâce à un siphonnage en bonne et due forme des caisses des Cassoulet Fleuriaut. Siphonnage ayant conduit à la faillite, donc au rachat, donc au licenciement économique.

Non, le gros René, en homme de terrain, préférait se tourner vers le présent plutôt que ressasser les turpitudes du passé. Et, déjà, la bile du gros bonhomme bouillait. Il échafaudait des plans d’action : rameuter la troupe de ses amis de syndicat, se bourrer la gueule consciencieusement, s’armer de fourches et de haches, et faire face au petit envahisseur venu d’ailleurs.

Le gros René se disait qu’il avait barré la route au plombier polonais, ce n’était pas pour plier devant un gamin des rues.

Dussent-ils, lui et ses comparses, le passer au fil de la fourche, et l’enterrer dans un champ.

 

 
 

 

A suivre...

Meu