Bernard le N’enfant sur la route du Cassoulet Sacré – Episode 4.

- où l’univers, intrigué, se met en branle autour de Bernard -



 

 

Il était 14 heures 10, et la salle du joyeux Gudmond était pleine, à l’heure où d’habitude les vieux fauves locaux viennent se désaltérer d’un énième pousse-café, sous l’ombre propice des platanes. Le gros René n’avait pas mis longtemps à battre le rappel de ses troupes, qui se massaient maintenant sur les chaises déglinguées du bar miteux.

Tous étaient présents, appesantis par les années et la mauvaise graisse de vin rouge. Les anciens de toutes les industries défuntes du pays étaient là, grisonnants, tremblotants, bourrés.

Jean Guy, l’ancien cadre de Metalmou SA, devenu balayeur municipal. Marcel, l’ancien agent de maintenance de la SBAB, qui pouvait désormais se consacrer pleinement à ses deux nouvelles passions, toucher le RMI et battre sa femme. Alphonse l’instituteur, ancien éventreur aux abattoirs municipaux. Armand le fêlé, qui avant ne supportait pas le travail, et maintenant ne supporte pas le chômage. Et tant d’autres.

L’ambiance était électrique, si tant est que l’électricité fonctionne sans encombre à Grobourg ce jour-là.

Le gros René versa encore un pastis, encaissa les dernières consommations impayées (ce n’est pas parce que le grand soir s’annonçait qu’on allait commencer à perdre les fondamentaux…), et se racla la gorge.

" Rhm, rhm ! "

Les conversations sur le tiercé s’interrompirent.

" Camarades ! Voisins ! Frères de comptoir ! Vous le savez tous, la vie à Grobourg n’a jamais été facile. Et qui d’autre que vous peut mieux le savoir, mes compagnons ! Quand il a fallu défendre Grobourg, patrie de la fraternité et de l’amitié, vous avez toujours été là ! Quand les parisiens (pteu, crachement de mépris) ont voulu nous imposer la méga décharge, en 82, vous avez pris vos banderoles, et vous avez répondu présent ! Et aujourd’hui, la méga décharge, elle est chez ces trouducs de Varieu la Chapelle ! (vivats)
Et en 85, quand les fascistes parisiens ont voulu nous imposer un foyer de réfugiés politiques (pteu), qui a sorti les carabines ? C’est vous ! C’est nous ! (vivats)
Et, encore, l’année dernière, quand les engeances de la capitale ont, encore, voulu nous imposer un radar automatique nazi, qui a sorti les barres à mine ? C’est nous !
Je vous le dis ! Aujourd’hui, liberté, égalité, fraternité… c’est nous !"

La petite troupe est en délire, mais un silence consterné retombe d’un coup quand Jean Guy renverse son ouiski. Les regards se font méfiants, on se rappelle qu’en plus de boire des breuvages cosmopolites, Jean Guy est un ancien suppôt du patronat. Voilà encore une affaire qui se réglera à la nuit venue, dans la noirceur propice, et demain matin, le parc municipal comptera une nouvelle bosse macabre.

Pour l’heure, le gros René ressert ses troupes. Il a besoin de tout l’influx disponible.

" Aujourd’hui, mes compagnons, l’heure de se mobiliser a encore sonné. (grondement étonné)
Oui, mes amis, je vous le dis, j’ai une grande nouvelle ! La télé vient ! La télé vient chez nous ! "

Silence ébahi.
Marcel sort son peigne et se recoiffe discrètement.

" La télé vient ! Oui, chez nous ! Mais pas pour nous ! "

(Grondement menaçant)

" Oui ! Pas pour nous ! Mais pour un de ces petits parasites venus d’on-ne-sait-où, et qui, encore une fois, viennent manger le pain des honnêtes travailleurs ! "

(La foule brama son approbation, y compris Robert le boulanger, qui avait du mettre la clé sous la porte puisque personne ne voulait de son pain dégueulasse. )

" Oui ! Je vous le dis ! On est pas assez bien pour la télé, peut-être ? Trop laids ? Trop pauvres ? Trop idiots ? "

La foule, ne sachant si elle devait approuver bruyamment, ou contester nuitamment, se contenta d’un mugissement neutre.

" Mes camarades, il est temps que cela change ! La démocratie doit vaincre ! (Acclamations) Bon, Marcel, tu prends la dynamite, et tu fais péter la mairie ! Guy, tu prends 5 ou 6 jerricans d’essence, et tu fais flamber la gendarmerie ! Jean Marc, André, vous vous occupez de l’école et de l’hôpital ! Les autres, prenez vos fourches, et suivez-moi !

Au nom de la démocratie, au nom des acquis sociaux, au nom de la république… à mort ceux qui sont pas d’chez nous ! "

Acclamations.

 

---

 

Alors que le gros René haranguait ses troupes, une centaine d’hélicoptères fendait l’air à vitesse maximale en direction de Grobourg. L’engin de tête est piloté par William Sanderson, un as tout juste débauché de l’armée US, une légende vivante mieux connue sous le nom de Willy Dicky Dick, alias colonel Dicky, alias le condor de Sacramento, alias Gros Zob.

Colonel Dicky, débauché par ARP TV pour prendre la tête de sa flotte d’hélicos, avait tout juste eu le temps de poser ses valises dans son luxueux appartement du 1er arrondissement (payé rubis sur l’ongle par ARP), que cette mission de première urgence lui tombait dessus.

A l’heure où les Etats Unis se retiraient d’Irak la queue entre les jambes, il n’était pas besoin d’être devin pour voir que les temps allaient être durs pour les effectifs pléthoriques de l’US Army. Les confrères de Willy rejoignaient donc le civil par dizaines, signant des contrats plus juteux les uns que les autres : compagnies pétrolières désireuses de ‘sécuriser leurs actifs’, troupes secrètes russes devant ‘pacifier la zone tchétchène’, armée chinoise voulant ‘assurer la stabilité du régime et endiguer la subversion capitaliste’, le travail ne manquait pas. Et puis, voyez-vous, en hélico, on voit la vie d’en haut, on prend le temps de vivre… Les civils, les gaz de combat, les munitions à uranium appauvri, tout ça devenait très relatif.

Willy, qui approchait de l’âge de la retraite, avait préféré attendre un peu. Et puis ARP avait fait sa proposition, et sa femme avait toujours voulu voir la France…

Et déjà, ce soir, à peine arrivé, une mission de première urgence, tous les hélicoptères de sortie. Ce que colonel Willy ne savait pas, c’est qu’ARP TV était dans une merde noire.

La nouvelle émission de TV réalité, qui devait commencer dans deux jours, avait subitement coulé corps et biens. Les révélations de divers magazines, selon lesquelles Bob le millionnaire secret de l’émission était en fait un dealer de coke des nuits parisiennes, Angélique la jeune ingénue était une ex-pute de boîte de nuit à 15 euros, et monsieur Duhamel le psychologue un gourou de secte apocalyptique prônant la partouze comme ultime moyen rédemptif, ces révélations avaient donc poussé ARP TV à déprogrammer l’émission.

Oui mais voilà, la grille des programmes était fixée, les écrans publicitaires étaient vendus, les numéros de SMS surtaxés déjà réservés. Et pas d’émission. La méga catastrophe industrielle.

Et puis, par le plus grand des hasards, le petit gamin sans jambes qui surgissait de nulle part, en croyant qu’on allait faire revivre ses parents. L’occaze. Trois psychologues, cinq stars, un présentateur, un jury, et hop, la saga de l’été. Mais avant ça, il fallait récupérer le gamin avant qu’il aille se perdre dans la nature. Et fissa. Des milliards étaient en jeu.

Ignorant de toutes ces turpitudes, Colonel Dicky pilotait son hélicoptère en rase-mottes, dévastant la campagne. Il transbahutait sa petite troupe jusqu’au point qui, sur sa carte, était désigné par ‘checkpoint Alpha Grbrg’. Derrière lui, deux animateurs milliardaires du PAF, dix scénaristes, cinq pros du marketing, et encore d’autres professionnels dans les autres appareils, cameramen, scriptes, réalisateurs, techniciens, tout le nécessaire pour produire un grand show télévisuel à partir de rien en moins d’une journée.  Et quelques missiles Nighthawk qu’on n’avait pas pris le temps de décharger depuis l’Irak. Ce qui ne déplaisait pas à Gros Zob : il considérait son hélico comme son oiseau de mort, et ses missiles comme, euh… ses œufs. Ses killer eggs, en quelque sorte…

 

---

Gérard Branlard conduisait sa voiture sur la D885, inconscient du chaos qu’avait déclenchée l’apparition de Bernard le Nenfant. Mais un pli soucieux barrait tout de même son front : l’amortisseur avant-droit de la voiture couinait de manière insistante, et Gérard ne se rappelait pas à quand remontait le dernier contrôle technique du tacot, ancienne voiture de fonction des cassoulets Fleuriaut. Sur ses côtés, des autocollants fatigués vantaient la marque en lettres rouges, style seventies. Et sur la capot, l’ancienne mascotte, Harry le haricot, qui avait finalement failli à sa mission de rapprocher la jeunesse française des plats cuisines odorants.

Evanouis, tous les beaux espoirs de grandeur, les projets pharaoniques de restaurants franchisés dans tout le pays… les Flurio’s, où tous les français gastronomes seraient venus acheter une portion de cassoulet Flury, avec des chips chaudes de navet rouge, et un beaujolais pétillant…
Tous ces rêves avaient sombré, et les cassoulets Fleuriaut s’étaient effondrés, métaphoriquement s’entend.

Gérard Branlard ruminait ses espoirs passés, et son amortisseur couinant, quand le vacarme ambiant interrompit sa méditation, réveillant par la même occasion le petit Bernard qui dormait sur la banquette arrière.

Vacarme provenant globalement de deux directions. De l’avant, un vrombissement d’hélicoptères, de l’arrière, une clameur d’émeute.

Gérard blêmit. Les seuls hélicoptères qu’il connaissait dans la région étaient ceux de la gendarmerie, et Gérard se serait bien passé d’un contrôle, au volant d’une épave aux papiers périmés… N’écoutant que sa lâcheté, Gérard bifurqua sur le premier chemin venu, et monta se mettre à couvert dans un bosquet. Il envisageait déjà de rejoindre le CD 23 pour attraper la D52 à Chumieux, quand, sous l’ombre douce des arbres, la mécanique usée du tas de rouille lâcha.

Pfoum. Krank. Pchiiiiiii….

L’homme, consterné, descendit du véhicule, afin de constater les dégâts. Bernard, très zen quant à lui, prenait les événements avec un détachement hors du commun. A vrai dire, il considérait toutes les péripéties de son voyages comme les ponctuations d’une quête héroïque, le moindre feu tricolore avait une allure de dragon de légende.

Bernard le gentil nenfant profita de ce que Gérard mettait des grands coups de pieds dans la voiture, pour ouvrir la portière, et se traîner à l’extérieur. Bernard, qui avait vécu toute sa vie dans une fosse septique, s’émerveillait facilement, de tout et n’importe quoi.

En l’occurrence, Bernard découvrait les joies inénarrables de la nature et des sous bois. En cet instant, il avait trouvé un petit bâton, et s’émerveillait de la beauté de cet objet, de sa simplicité apparente, et de sa complexité quand on y regardait de plus près, les replis de l’écorce, la belle solidité du bois, tout ça.

Puis, Bernard, fou de joie, décida de lancer le bâton dans les fourrés, et fut absolument émerveillé de voir que, une fois jeté, le bâton volait aussi bien, et aussi loin, comme un oiseau, avant d’atterrir au sol avec un petit ‘pof’. C’était magique.

Puis Bernard, d’humeur expérimentatrice, mit les mains dans la boue, et fut émerveillé. C’était fort rigolo. Puis il essaya d’en manger, et il vit que ce n’était pas bon. Mais c’était quand même merveilleux.

Puis Bernard saisit un joli petit caillou, et…

Le caillou rugit, d’une voix majestueuse :

" QUI ME DERANGE, MOI LE DIEU SANS NOM, PETIT CAILLOU PERE DE TOUTES CHOSES, MAITRE PARMI SES SEMBLABLES, ET COMTEMPLATEUR ULTIME DE L’ORDRE DU MONDE? "

 

à suivre.

 

 

Meu