La surprise de Noël: L'huître interviewe le père noël!

par Gildas P., grand reporter et responsable photocopies de l'Huître Défaite.


Aprés deux semaines de marche à travers la Laponie finlandaise, durant lesquelles nous avons perdu un stagiaire et notre preneur de son (et nos pensées vont bien évidemment à sa femme, Marie Lou, qui on me le communique à l'instant, est enceinte, félicitations Marie Lou), nous avons enfin atteint la demeure de Kyösti Niemelen, le seul, l'unique, le véritable père Noël.

Pourvu qu'il accepte d'être interviewé...


Je sonne la cloche qui pendouille au cou d'un élan congelé qui se tient sur le perron. Cloche qui se casse. La nuit a été fraiche, à peu près -50. Je décide de taper à la porte.

Un nain débraillé au regard mongoloïde m'ouvre la porte. Je me présente et demande à m'entretenir avec le maître des lieux. Le gnome me regarde d'un air distrait. Son sourire étrange et peu denté manque cruellement d'intelligence, mais soit. Il fourre son doigt dans son nez, bafouille quelques phrases que je ne comprend pas (le stagiaire, que les loups ont emportés hier soir, devait nous servir de traducteur... 10 ans d'études des langues nordiques et des dialectes esquimos pour en arriver là... la vie est dure), puis il s'en va.

Je patiente quelques minutes. Enfin le père noël arrive, rougeaud et barbu, souriant... je contiens mal mes larmes émues. Toute ma vie j'ai attendu ce moment. J'ai envie de prendre ce gros bonhomme dans mes bras, le serrer très fort.

Je me lance.

Il se laisse faire, s'exclame quelque chose d'incompréhensible et éclate d'un rire joyeux.

Les salutations passées, je me présente formellement. Le père Noël parle un peu français. Il parle un peu toutes les langues, en fait, dans sa profession, c'est un must.

Il me conduit au salon, et me propose un bon grog pour me réchauffer. Ce n'est pas de refus, j'ai les mains gelés. J'avais les pieds gelés aussi, jusqu'à il y a trois jours, et puis c'est passé, maintenant je ne les sens plus du tout. Touchons du bois.

Le grog est très parfumé. C'est Heidi, ou plutôt Madame Noël, qui l'a préparé. Je la verrai plus tard, elle est en ce moment occupée à traîre les rennes, ou quelque chose comme ça (j'ai pas tout compris).

Bien sûr, le père Noël connait “L'Huître défaite”, qu'il lit régulièrement. Il se réjouit à l'idée d'y paraître. Il me propose spontanément de me faire découvrir son domaine, ses méthodes de travail, me raconter sa vie au quotidien.

Il ne doit pas voir grand monde par ici...

L'interview s'annonce bien.


“Noël est une entreprise familiale”, commence-t-il.

“C'est mon ancêtre Abraham Noël qui est à l'origine de tout ça... c'était un ami d'enfance à Jesus - Christ -, ils avaient l'habitude de faire de grosses fêtes à vocations caritative pour son anniversaire (à Jesus, hein). Et donc quand les romains ont tué JC, il a décidé de répandre la tradition. Il est parti comme ça, sans trop savoir où il allait, il s'est perdu, a pas mal tourné, et s'est retrouvé ici on ne sait pas trop comment.”

Heidi rentre, portant un grand seau plein de ... lait? Elle me salue aimablement et s'en va en cuisine.

Les gens d'ici ont ce teint particulier, ces paumettes saillantes, ces yeux bleus... c'est vraiment le pays de Noël!

Le père Noël reprend. “Il a fait pote avec une tribu d'esquimos, il a vécu un moment avec eux, puis il s'est mis à élever des rennes. Mais il a continué à maintenir la tradition. Le 25 décembre, il distribuait des babioles à tout le monde et encourageait les gens à en faire autant. Ca n'a jamais vraiment pris, avec les esquimos... c'est des nomades, voyez vous, alors ça s'encombre pas de gadgets inutiles... et puis allez donc déballer des cadeaux avec des moufles (hahaha).

Mais les quelques tribus de pêcheurs sur le bord de mer ont été plus réceptives.”

“Abraham s'est trouvé une fille du coin, ils se sont installés ici avec leurs rennes, se sont mariés et eurent plein d'enfants.”

C'est comme un rêve enfantin devenu réalité, le père Noël qui me raconte des histoires devant un bon feu de cheminée alors que la mére Noël prépare le dîner! J'espère qu'il y aura de la dinde aux marrons!

“Les étranges traditions des pêcheurs de la région se sont répandues au fil de leurs voyages sur les mers. L'expansion du christianisme a catalysé tout ça. Des bruits d'un suiveur du Christ qui se serait replié dans le grand nord on commencé à parcourir le monde.

Au fil des générations, la pratique d'offrir des cadeaux pour Noël s'est amplifiée. Déjà Gerhardt, l'arrière petit fils d'Abraham, commençait à préparer des jouets pour les enfants des villages avoisinants (comprendre, à quelques jours en traineau, hein) jusqu'à un mois et demi avant Noël.

Les générations suivantes de père Noëls ont vu l'apparition de différentes améliorations à la tradition: la liste de Noël, suite aux plaintes répétées des gamins qui recevaient tous le même cerceau ou tous la même boule, puis la déclaration sur l'honneur que l'enfant a été sage - il était généreux l'ancêtre, mais filer des jouets faits main à des chiards qui pourissaient tout le monde, ça lui faisait quand même mal dans le bas du dos!”

Le pére Noël toussote un peu. Il boit une gorgée de grog et reprend.

“Et puis il y a eu les progrés de la technique, qui ont amélioré le rendement de la fabrique de jouets, de la récupération des lettres des nenfants, et enfin la répartition des différents cadeaux dans le monde. Mes ancêtres avaient plusieurs siècles d'avance sur la Fedex ou DHL!!!”

La porte du salon s'ouvre et une douzaine de nains plus ou moins semblables à celui qui m'avait ouvert déboulent. Certains d'entre eux portent de longs bonnets rouges à ponpon blanc. Ils se ruent dans la cuisine, où Madame Noël leur offre quelques confiseries. “Le dîner est dans une heure, ne mangez pas trop mes chéris!”. Ils s'en retournent à leurs affaires.

Le père Noël les regarde passer avec un air attendri. Il reprend.

“Déjà au bout d'une cinquantaine de générations, le père Noël passait quasiment tout son temps à préparer Noël. La tradition d'anniversaire colportée par Abraham était devenu un full time job.

Les Noëls ont développé toutes les techniques de management et logistique bien avant les américains! Le travail à la chaine, les diagrammes de Gant, on faisait déjà ça au moyen-âge!”

L'heure du dîner arrive. On passe à la salle à manger, où une grande table a été dréssée pour nous.


Les mets sont fort apétissants. Jean-Ernest et Jacques-Arnold ratent vraiment quelque chose.

A votre santé les gars. Ce périple n'aura pas été vain.

Surtout pour moi.

Alors que je savoure le roti d'élan aux jus (une sorte de sauce brunâtre), Heidi m'interroge quant à mes infortunés compagnons. Je finis ma bouchée. Je lui dis le froid, le blizzard, la nuit perpétuelle. Je lui dis les détours, les érrances, la perte des repaires, la perte de l'espoir, qui a probablement conduit Jean-Ernest à nous quitter pendant la nuit, il y a de cela quatre jours... - Il me confiait encore l'autre soir ses doutes quant à l'existence même du père Noël!

Et enfin il y avait eu les ours, auxquels nous avions sacrifiés une bonne partie de nos maigres rations, et enfin les loups, et Jacques-Arnold... mon Dieu, c'est affreux.

L'assemblée me regarde bouche bée. Les... lutins (?) paraissent fascinés par mon récit. Leur air ahuri, bave au lêvres, nez morveux, pourrait faire peur, si ce n'était pour le fait qu'on est chez le père Noël, l'endroit merveilleux ou l'on fabrique du rêve pour les nenfants du monde entier.

L'un d'eux laisse échapper un rot. Les autres – une bonne douzaine – rient de bon coeur sous le regard vaguement grondeur de Madame Noël.

Cette dernière passe son bras autour de mes épaules, me dit qu'elle est désolée pour mes amis, et que j'ai ici trouvé un foyer, que je peux rester tant que j'ai besoin. Le père Noël me lance un regard approbateur. Des gens formidables ces Noëls, vraiment.

Le repas reprend, Madame Noël me raconte un peu la vie des Noëls – ou des Niemelen, comme l'étât finlandais a choisi de les enregistrer! Je me demande bien quelle genre d'adresse peut leur être associée dans le botin!

Madame Noël – Heidi, il faudra que je m'y fasse! - s'occupe de la gestion de la maisonnée. Elle supervise les divers travaux ménagers (chercher de la neige pour faire de l'eau, couper du bois, etc...), la gestion des stocks, des commandes, et bien sûr, le secrétariat du pére Noël. Durant son temps libre elle coud, elle cuisine. La vie ici est austère, mais l'ambiance, familiale, chaleureuse.

Le repas se termine par une sorte de riz au lait chaud à la canelle. Le père Noël me propose de visiter les ateliers. Je n'en crois pas mes oreilles! J'ai le coeur qui bat la chamade! C'est trop beau pour être vrai! Les ateliers du père Noël!

Quelle chance j'ai d'être arrivé jusqu'ici! Et j'imagine les gros titres: “Dans les coulisses de Noël, par Gildas P.”. LE scoop. L'article d'une vie.


J'accompagne le père Noël (j'arriverai jamais à l'appeler par son prénom) jusqu'à une cabane de taille modeste, à quelques mètres dérrière sa maison. Alors qu'il lutte avec son impressionant trousseau de clés, j'aperçois non loin à l'ombre de grands sapins une sorte de chenil. Une vingtaine de paires d'yeux luisant dans la pénombre me suivent du regard. Probablement des chiens de traineau. De valeureux compagnons dans le grand nord!

A l'interieur un vestiaire, où quelques vestes pendouillent au dessus de vieux moon boots en vrac.

Je suis prié d'essuyer mes chaussures. On me donne une paire de machins en plastic à mettre au pied afin de ne pas salir. Une porte débouche sur une petite pièce équipée d'une cheminée, avec dans le coin une kitchenette, une table et quatre chaises. Le père noël ouvre une petite trappe cachée dans le mur, dissimulant un petit clavier. Il tape un code, et la cheminée pivote pour découvrir un étroit passage. Comme au cinéma.

Le passage mène à un escalier qui descend à un niveau inférieur.

La surprise est de taille. Un atelier souterrain gigantesque, entièrement dédié à l'empaquetage et l'expédition. Des tapis roulants, des machines, des ordinateurs. Et des centaines de lutins de tous âges et de toutes tailles, en uniformes rouges, qui gèrent le tout dans une ambiance rigolarde.

Le père Noël, visiblement très à l'aise, me fait la visite guidée.

“Là c'est le coin e-christmas, la gestion du site web. On centralise les lettres de voeux electroniques du monde entier. On a des moteurs d'analyse multilingues très puissants. Le contenu est filtré et réparti aux différentes unités de production, dans les niveaux inférieurs...”

Les niveaux inférieurs... c'est incroyable, ça fout le vertige!

“A côté, on a gardé un bureau de poste traditionnel. Même fonction, mais à l'ancienne: Il n'est pas question de négliger les nenfants défavorisés. Et je met un point d'honneur à lire quelques unes des lettres chaque jour moi-même.”

Je le savais! Quand je pense à tous ceux qui ont voulu me dissuader d'écrire!

Eh ben on voit où ils sont aujourd'hui tous ces tocards! J'entend encore l'oncle Joseph, encore tout rougeaud de vinasse frelatée: “Père Noël, Père Noël! Gaspiller l'argent de la picole maison pour acheter des timbres hors de prix pour la finlande.... j'ten foutrais du Père Noël!!”

J'ai envie de dire: aujourd'hui, qui est en train de visiter un complexe industriel top secret dans le grand nord, et qui a la cyrhose?


Le père Noël continue son tour de l'atelier.

“Là-bas c'est Andor, qui supervise la distribution des présents. Son équipe choisit les meilleures stratégies de transports pour que tout arrive dans la nuit de Noël. On utilise littéralement des technologies du futur. On fait des prévisions météos à un an grâce à des stations de travail uniques au monde! De même pour nos moyens de transports: la technologie est tellement novatrice qu'elle s'apparente à de la magie. Pas étonnant qu'on me représente sur un traineau volant, tiré par mes rennes! La réalité est plus incroyable encore! Mais malheureusement je ne peux rien montrer... tout ceci est naturellement complètement confidentiel... et l'on se méfie beaucoup des espions.”

Serais curieux de voir leur dispositif de surveillance moi... ça a l'air tout gentil la maison du père Noël... on m'enlévera pas de l'idée que les intrus, ils doivent prendre cher.


“Le gros bonhomme avec la salopette du côté des tapis roulants, c'est Aapeli, il fait du contrôle qualité sur les paquets, vérifie que les gommettes d'étoiles sont collées correctement, que le ruban a un noeud comme il faut, que l'adresse est lisible... Ca pour le coup, on fait encore à la main, histoire de personnaliser un peu le paquet, voyez...”

“Les paquets arrivent de l'atelier d'empaquetage, qui se trouve derrière cette porte au fond... on peut jeter un oeil...”

Le père Noël ouvre la porte, et ce sont des tablées gigantesques, qui s'étendent à perte de vue, sur lesquels des milliers de lutins s'activent à faire de bonnes boîtes, de jolis emballages.

“Voilà, je crois que c'est tout de ce côté... allons voir en dessous, à la fabrication.”

Nous empruntons une sorte de monte charge, qui nous amène au niveau inférieur, toujours stupéfiant.

Une hauteur de plafond d'une bonne dizaine de mètres. Des machines énormes, qui pondent différents produits – jouets, mais pas seulement – à des cadences infernales... des centaines de mètres de tapis roulants, des petits lutins en bleu (ou plutôt rouge!) de travail, s'affairant à mille tâches... une vraie fourmilière. Le père Noël me tend un casque de chantier, il en met un sur sa tête et nous continuons la visite. “On n'est jamais trop prudent avec toutes ces grues et ces machins sur toutes ces étagères... ici c'est l'atelier de fabrication. Les machines produisent plus ou moins de tout selon les voeux des enfants. On a eu de la chance jusqu'à présent, ils ont peu d'imagination et veulent tous la même chose... lorsqu'il s'agît de produits génériques, on commande directement chez le constructeur... des fois il faut qu'on mette la main à la pâte. L'an dernier Sony était en rupture de “playstation”, alors on a du en fabriquer quelques milliers nous mêmes... bref... je n'irai pas dans les détails, c'est confidentiel, et ça prendrait des mois!”

“Les matières premières”, lui demande-je, intrigué, “d'où viennent-elles?”

“Hohoho”, s'exclame-t-il, bourru comme on se l'imagine volontiers.

“Pertinente question!” Et de continuer: “La matière, vous savez, c'est tout fait pareil...”

“Euh...ah?” répond-je bêtement.

“Oui oui, la matière baryonique, c'est tout des électrons, des protons, etc.... Un tas de quarks de couleurs diverses et variées, hein?”

“Euh, oui.”

“Ben voilà. On recycle. Quand on sait s'y prendre, on peut faire à peu près n'importe quoi à partir de n'importe quoi. Mon ancêtre Archibald Noël changeait déjà du plomb, ou plus généralement ce qui lui passait par la main, en or, et ce alors que l'alchimie n'existait même pas encore! On s'alimente en eau, quand il pleut ou neige... ou on met des cailloux, de la terre, je sais pas, des trucs, on a une équipe qui s'occupe de ça. Des matériaux gratuits, évidemment. On essaie de respecter l'environnement aussi, on fait ça bien...”

Je reste bouche bée.

“Bon, je vous montre rapidement le niveau du dessous, et puis il sera temps d'aller se coucher, hein!”

Le reportage d'une vie. Je ne vous oublierai pas les gars, z'aurez votre nom sur la couverture.


Le niveau du dessous semble aussi très vaste, mais pas à perte de vue. En effet, il ressemble plus à une sorte de labyrinthe, avec des couloirs partant dans toutes les directions, des portes, avec des inscriptions dessus. Nous déambulons quelques instants. Nous passons différentes salles anotées d'acronymes divers. Ici une “équipe amélioration continue”, là une équipe “analyse des marchés”, ou “conception objet”, “design / packaging”, “supply chain”, “stratégie long terme”, “procédures qualité”. Et toujours ces espèces de lutins étranges, cette fois-ci habillés smart.

Sauf pour les bonnets.

“C'est l'administratif, ici. Pas très excitant... la gestion du personnel, le management, la recherche, les projets... bref...”

Je me permet une autre question: “Vous avez combien de... euh.. lutins (?) qui travaillent ici?”

Il me regarde en souriant. “J'en sais rien! Des milliers! Plein!”

Il éclate de rire.

“Mais... si je puis me permettre..; ils viennent d'où? Qui sont-ils?”

Nous prenons à présent un ascenceur, nous remontons. Je ne peux m'empêcher de remarquer qu'il y a encore plusieurs niveaux en dessous.

“Ils viennent... d'ici. A la base mes ancêtres avaient reçus de l'aide de gens de la région, parfois des tribus esquimos... des gens qui avaient voulu rester. Et puis il y avait leurs enfants, sans compter aussi que nous, les Noëls, je dois dire, avons toujours été plutôt fertiles!”

Nous arrivons dans une sorte de garage où deux vieilles motoneiges sont stationnées. Il s'agit de l'arrière de la cabane par où nous étions entrés. Il poursuit: “Et puis tous ces gens se sont installés... plus les ateliers s'agrandissaient, plus ils creusaient des tunnels pour se loger... au fil des générations, le sous-sol est devenu un vrai gruyére... ils ont des étages à eux... ils vivent ici, quoi. Je crois que certains d'entre eux ne sont quasiment jamais sortis de là-dessous! Peut-on rêver de collaborateurs plus dédiés à la cause? HOHOHOHOHO!”


Nous regagnons le châlet des Noëls. Je remercie chaudement mon hôte pour tout.

Avant d'aller se coucher, je souhaite lui poser une dernière question. Il accepte de bonne grâce.

“Père Noël, avez-vous un message à l'attention de ceux qui ne croient pas, ou ne croient plus en vous?”

“Euh... eh bien... je leur dis ...euh...: j'existe.”

Il est tard, je sens qu'il est aussi fatigué que moi. Nous nous souhaitons bonne nuit, et je vais dormir dans la chambre d'amis. Ma première nuit dans un vrai lit au chaud depuis deux semaines!


Je me couche les yeux déjà pleins de rêve.

Alors que je m'endors, je repense à tous ces lutins. Tous vaguement similaires, tous vaguement difformes, chacun à sa façon.

Une ville souterraine, pleine de ces petits personnages. Coupée du monde, indépedante. C'est fou.


Je fais un rêve inquiétant.

Des couloirs sans fin s'enfonçant dans les entrailles de la terre. De petits personnages, anormaux et rigolards, grouillant tels des fourmis.

J'avance parmi eux et la plupart m'ignorent. Je marche droit devant moi, passant mille ateliers, cantines, salles de repos, dortoirs. J'arrive à un escalier que je descend, et là encore des couloirs, des lutins, disproportionnés, asymétriques. Et je continue de marcher jusqu'à l'escalier suivant, le niveau suivant, l'escalier suivant, le niveau suivant. Il fait de plus en plus chaud au fur et à mesure de ma descente. La population se fait moins dense, plus “normale” en un sens. Les gens sont plus grands, plus costauds. Plus statiques, aussi. Ils m'observent avec méfiance et je continue à avancer.

Les salles que je croise sont à présent pour la plupart fermées. Avec la densité de population décroissante, le bruit diminue. Le couloir n'est à présent peuplé que de grands gaillards semblant garder les portes.

Je continue ma progression.

L'escalier suivant semble mener au dernier niveau. Plus de gardes. Plus personne dans l'unique couloir. Pris de curiosité, j'ouvre une porte. Je tombe sur une maternité. Des couffins partout, des centaines de couffins. Des couveuses parfois. Et quelques lutins vêtus de blanc pour s'occuper du tout.

Retournant dans le couloir je finis par déboucher sur une immense pièce, au plafond arrondi tel un dôme. De grands sofas sont installés un peu partout, sur lesquels sont lascivement allongées des femmes, la plupart, visiblement enceintes.

Il s'émane d'elles quelque chose de bizarre, d'inexplicable. Bien qu'elles présentent aussi, à différents degrés, quelques difformités, je ressens comme une attraction. L'une d'elle me sourit. Je m'approche, fasciné, charmé, comme hypnotisé.

Je suis au coeur de la fourmilière, avec les reines.


Je me réveille subitement, baigné de sueur.

Me remémorant mon rêve, j'ai comme un flash. La fourmilière, les reines pondeuses, les milliers de lutins stériles (si l'on en croit l'analogie avec les fourmis). La nécéssité d'”alimenter le pool génétique” autant que faire se peut. Les portes (cellules?) gardées à l'avant dernier sous sol.

Comment expliquer que personne n'ai jamais vu le père Noël et n'en ai publiquement parlé par le passé?

Quel genre de lien le père Noël peut bien avoir avec ces humanoïdes? De la main d'oeuvre gratuite contre quelques prisonniers de sexe masculins???


Panique. Il faut que je parte. Il faut que je sorte d'ici. Regagner la civilisation.


Je m'habille à toute vitesse, rassemble mes affaires. Alors que j'empoigne mon blouson, un autre flash: le vestiaire dans la cabane. L'une des vestes accrochées dans l'entrée... on aurait dit celle de Jean-Ernest.

Ne pas penser. Fuir.


J'essaie de ne pas faire de bruit, je m'approche de la porte d'entrée. Par la fenêtre, tout est très calme... mais les chiens? Ils vont m'entendre! Ils vont me sentir!

Bon dieu je vais finir comme Jacques-Arnold! Qu'est-ce qui me dit que c'était des chiens dans l'abri!? Chiens, loups, dans la région, si ça se trouve c'est les mêmes!


Mais qu'est-ce que je vais faire!? Mais qu'est-ce que je vais devenir!?

Je m'écroule dans un fauteuil, devant la cheminée.

Bon, calmons-nous... relativisons. La veste n'était pas celle de Jean-Ernest. C'est vrai, quoi, les doudounes bleu marine, ça court les rues, hein. Même si ici y a pas de rues. Et que j'ai vu personne dans l'entourage du père Noël en porter...

Mais tout de même, c'est commun. Il fait froid dehors, on met une doudoune. Rien de plus normal.

Et toute cette histoire de lutins, c'est dans ma tête. Je ne sais pas comment ils vivent, ce qu'ils font, comment ils se reproduisent. Je ne sais pas, alors rien ne sert de spéculer. Et puis ils ne sont pas prisonniers, ils ont l'air très heureux, j'en ai même vu venir au dîner hier soir. Ils sortent. Comme tout le monde. Ou pas.

Et puis cette histoire de prisonniers condamnés à engrosser des pondeuses de lutins, enfermés comme des rats à des dizaines de mètre sous terre! Ca n'a pas de sens, enfin!

Le père Noël est très accueillant. Il ne ferait pas de mal à une mouche. Quant à ce qu'il fait aux éventuels espions ou cambrioleurs... je ne veux pas le savoir. Mais ça ne doit pas être bien méchant. Son ancêtre était ami avec Jesus! Celui qui tendait la joue gauche! Celui qui pardonnait tout à tout le monde!

Et puis nous autres journalistes ne sommes pas des espions! Nous venons en paix!

Et même s'il est étrange que je sois le premier journaliste ici, eh bien au vu des difficultés rencontrées à l'aller, je peux le concevoir. Et j'ai encore le chemin du retour à me taper. Peut-être ai-je eu des prédécésseurs qui n'ont pas survécu au retour...

Avec un peu de chance je pourrai emprunter un peu de matériel au père Noël... peut-être Heidi pourra-t-elle me tricoter une grosse paire de chaussettes de laine.... j'ai trois doigts de pieds qui deviennent brunâtre et qui sentent... faudra que je fasse soigner ça un de ces jours...

Peut-être me reconduira-t-on en traineau?

Quel idiot je fais parfois! Douter du père Noël! Celui qui m'apporte du rêve chaque année. La personne à laquelle j'ose me confier, chaque année, dans une longue lettre où je me permet des voeux raisonnables (car oui, je suis et j'ai toujours été sage).

J'aime le père Noël.


Quand je pense que j'ai failli avoir l'impolitesse de partir comme un voleur, sans avoir remercié mes hôtes. Je me fais honte.

Je retourne me coucher.


Je suis réveillé par un lutin qui saute sur mon lit. J'ouvre les yeux, son visage rond et inexpressif est à quelques centimètres du mien. Je hurle d'effroi. Le lutin, terrifié, va se réfugier dans un coin de la pièce où il se met à sucer son pouce.

Je suis confus. Je m'approche de la petite créature couverte du fameux bonnet rouge à frange blanche et m'excuse, essaie de le rassurer.

Suite à mon cri, le père Noël entre dans la chambre.

“Bonjour jeune homme! Tout va bien?”

La vue de moi même en caleçon, penché sur un petit lutin recroquevillé et suçant son pouce pourrait en porter plus d'un à s'interroger. Le père Noël semble perplexe.

Je me retourne, riant bêtement d'embarrassement. J'explique ce qui c'est passé. Le père Noël part de son rire joyeux.

“C'est Aatto, il est curieux des étrangers! Excusez-le, je vous en prie! Il ne vous voulait aucun mal!”

Aatto se relève et va se jeter dans les bras du père Noël, qui lui fait un gros calin.

Une bonne odeur de pain chaud arrive de la cuisine. Le petit déjeuner est prêt!


A table, nous sommes rejoints de nouveau par quelques lutins, que je ne reconnais pas. Ils semblent toujours passer à l'improviste, totalement librement, comme s'ils étaient chez eux. Et ils sont toujours bien accueillis. Un ou deux d'entre eux semblent tout à fait normaux, des adolescents de 13 – 14 ans. Ils font des blagues dans leur langue incompréhensible, se balancent des bouts de pains, et rient aux éclats. Que de bonheur sous un même toit!

Le chocolat chaud est délicieux. J'ai une faim de loup ce matin, je dévore littéralement mes tartines, sous l'oeil bienveillant de Heidi.

“Quand pensez-vous partir?” me demande-t-elle.

Non qu'elle veut se débarrasser de moi! Je suis toujours bienvenu pour rester aussi longtemps qu'il me plaira, précise-t-elle, mais simplement elle doit savoir à l'avance si je serai là au déjeuner, voire au diner.

Le père Noël ne me laisse pas le temps de répondre.

“Mais bien sûr qu'il sera là! Le jeune homme doit peaufiner son article! D'ailleurs je suis sûr qu'il a encore des questions! J'ai un ordinateur, avec un traitement de texte, et une connexion au “world wide web”, comme vous dîtes. Tapez vos notes, envoyez tout ça à vos gens... profitez-en pour vous reposer, reprendre des forces. Le voyage du retour sera long!”

Et Heidi d'intervenir: “On pourra peut-être vous déposer à la clairière de Aapo en motoneige, ça vous fera déjà un bout de chemin...”

Des gens formidables, ces Noëls.


Et je me retrouve installé dans le bureau du père Noël! Des lettres partout, la plupart avec des dessins d'enfant! Et au milieu de tout ça un ordinateur, relativement moderne. Du moins suffisemment pour ce que j'ai à faire.

Le père Noël part faire un tour aux ateliers, il reviendra pour le déjeuner.

J'en profite pour taper ces notes, ce carnet de voyage, pêle-mêle.

La matinée se passe agréablement, je rédige tranquillement. Heidi passe de temps en temps avec des chocolats, des biscuits, du thé... et je révasse regardant par la fenêtre ces sapins enguirlandés qui scintillent au abords de ces charmantes huttes, dans la nuit perpétuelle du nord.

Je suis bien. Je me demande si je vais pas rester un ou deux jours de plus, moi (Si ça ne dérange pas, bien sûr!). La perspective de deux nouvelles semaines de marche dans la neige ne m'enchante pas plus que ça. En plus ce coup-ci ce sera en solitaire. La misère, quoi.

J'entend le père Noël rentrer. Il passe sa tête dans l'entrebaillement de la porte du bureau. Il sourit largement, faisant saillir ses paumettes toutes rouges. “A table!” me lance-t-il avec l'entrain qu'on lui connait, “Allez allez! Assez de travail pour aujourd'hui! Heidi a préparé du cerf en croûte!”.

Puis s'éloignant: “Et j'aurai un peu de temps pour vous montrer quelques trucs intéressants à l'atelier après le repas! Vous serez pas déçu!”

Excellent!

Je tape ces derniers mots, que j'envoie à l'huître en précisant bien que c'est un début (histoire de leur donner un avant goût de l'article du siècle!) et je rejoins la petite famille pour un bon repas de Noël.


NDHuître: Ca fait maintenant 4 années que nous sommes sans nouvelles de Gildas. Nous avons décidé de publier ces notes aujourd'hui telles quelles, vu que Noël, c'est maintenant, et que nous sommes en rupture de stock de feuilletons américains.
Gildas n'avait qu'à respecter ses deadlines.(Note pour Gildas: Tu peux t'asseoir sur ton bonus pour cette année.)

Xi.