Bernard le N'enfant sur la route du Cassoulet Sacré – Épisode 6


Dans les épisodes précédents, Gérard Branlard, veilleur de nuit chez les Cassoulet Fleuriaut, et Bernard, le petit N'enfant sans jambes, se sont mis en route pour la capitale. Le premier souhaite remettre le mioche aux mains d'ARPemol pour une émission de TV réalité, alors que Bernard attend une improbable résurrection de ses parents (c'est un malentendu idiot, ne cherchez pas).

Alors qu'un étrange chaos envahit la campagne alentour, Gérard et Bernard sont bloqués dans un bosquet où, par hasard, ils rencontrent la divinité première de l'univers. Coup de bol.


***


Le Petit Caillou Divin, après avoir crée l'univers par désoeuvrement, avait, rappelons-nous, mis en oeuvre un plan complexe et obscur faisant intervenir une planète chaude et accueillante, diverses espèces vivantes, la fusion thermonucléaire à froid, et des offrandes rituelles de fruits des bois.

Maintenant que le projet était lancé, le Petit Caillou pouvait se permettre un break. Observer patiemment les escargots de mer sortir de l'océan pour coloniser la terre ferme avait été un calvaire indicible, que seuls pourraient effacer des hectolitres de mojitos ingurgités au bord d'une piscine. Alors, fort logiquement, le Petit Caillou partit en vacances, juste quelques dizaines de milliers d'années, histoire de se relaxer un peu et de laisser évoluer les médiocres primates peuplant alors la planète.


Théoriquement, tout aurait dû bien se passer. Le plan était bien entamé, sur les rails.
Oui, mais voilà. Y avait eu un petit souci. Plusieurs, même.


En premier lieu, le Petit Caillou ayant dissocié son esprit supérieur de son entité physique pour partir en congés, il aurait dû prévoir que son corps perdrait les bénéfices de l'immunité divine, et donc qu'il deviendrait fort vulnérable aux outrages de l'érosion.

Tout ça pour dire que, d'un beau rocher parfaitement sphérique de 4 mètres de diamètre, l'entité suprême s'était retrouvée, à son retour, sous la forme d'un minable galet.
Les plus acerbes d'entre vous s'étonneront bien sûr qu'une entité parfaite et toute-puissante se montre incapable de prévoir les conséquences de ses actes. Et ceux-ci devraient conséquemment se retrouver foudroyés d'un attaque létale de diarrhée aiguë. Parce que le Petit Caillou est certes un peu léger sur la gestion des détails, mais il est aussi pas mal chatouilleux.

Hormis cette histoire de taille (qui, comme vous le savez, ne compte pas tant que ça), il y avait eu d'autres soucis.
Les primates, ces figurants qui auraient rapidement dû laisser la place à une espèce plus évoluée (et cette espèce-là à encore une autre, et ainsi de suite jusqu'à réalisation complète du projet).
Oui, ces primates, habitués à se cramponner fort aux branches d'arbres non-consentants, avaient inexplicablement rechigné à disparaître. Au lieu de faire avancer l'histoire de l'univers, ils s'étaient complu dans une médiocrité assez sinistre, vivant un quotidien consternant à base de guerres, de management, de sexe gratuit (en fait, le plus souvent payant), et de religions miteuses. Bien entendu, ces pitres d'humains avaient absolument abandonné la quête des secrets de l'espace-temps; quant à forniquer avec des poulpes afin de donner naissance à la génération suivante d'êtres supérieurs, autant dire qu'ils n'y avaient tout bonnement pas consacré une seule seconde. Pouvez-vous imaginer l'agacement du Petit Caillou Divin, se retrouvant, à son retour de vacances, coincé dans un corps irrégulier d'environ 5 centimètres de diamètre? Au milieu d'une civilisation de bipèdes mous, absolument pas taillés pour la mission vitale qui était la leur?

Et là, dix minutes après son retour sur cette planète décevante, juste le temps de faire un petit bilan de la catastrophe en cours, voilà qu'un petit débile sans jambes venait l'enquiquiner au milieu d'une forêt moisie. Si ce n'avait été la fragilité et la petitesse de son corps actuel, le Petit Caillou Divin se serait fait une joie d'engloutir ce coin de la planète dans une boule de feu de plusieurs kilomètres.

Oui, mais là, ce n'était tout bonnement pas possible. Alors, irrité comme un cadre qui se retrouverait avec un bout de salade coincé entre les dents, le Petit Caillou vitupéra un peu, puis fit ce que fait habituellement tout Dieu dans une situation similaire : il bouda.


Si le petit caillou l'avait, à cet instant précis, un peu mauvaise, Bernard le N'enfant était absolument émerveillé par ce caillou parlant. Quant à l'avis de Gérard Branlard, c'était plus mitigé. D'abord une voiture en rade, puis un caillou parlant qui se prenait pour une divinité première et ultime. Et là, à peine le temps d'approfondir la question qu'une clameur étrange venait de tous les coins de l'horizon : à l'est, au nord, au sud, de tous les villages avoisinants, une rumeur d'émeute, des colonnes de fumée. Et partout, ces vrombissements d'hélicoptères.

Mais qu'est-ce que c'était que ce foutoir?



Le colonel William Sanderson, alias colonel Dicky, alias le condor, alias gros Zob, s'y connaissait en catastrophes. Il avait fait son temps au Vietnam, en Somalie, en Irak, au Pakistan. Toujours, au milieu des désastres, il avait gardé son air détaché et débonnaire. Comme il disait : « Quand on plane paisiblement au dessus de la mêlée, vous voyez, tout devient très relatif : les bombes à sous-munitions, les gaz chlorés, les civils, la torture, tout ça, c'est très loin. On plane comme un aigle, on largue les killer eggs, et c'est tranquille. »

Oui, Gros Zob s'y connaissait en déroutes. Et là, alors qu'il ne s'agissait que d'une mission tranquille de transport pour un employeur privé, la catastrophe avait surgi de nulle part. Une catastrophe size XXL, au beau milieu de la cambrousse française.


Dicky Dick avait posé son Blackhawk sur la grand'place de checkpoint Alpha GRBRG, un bled quelconque appelé Grobourg par les autochtones. En quelques minutes, il avait débarqué le personnel d'ARPemol: scriptes, techniciens, scénaristes, animateurs, tout ce petit monde grouillait maintenant sur la place du village en se parlant fort dans un talkie. Le colonel, à la tête de son escadron d'hélicoptères, avait mené sa mission à bien, comme au bon vieux temps. Le moment était venu pour un break, une clope fumée tranquillement avec ses hommes, en riant grassement et en se tapant dans le dos.
Ainsi Dicky Dick alluma son stick, et regarda autour de lui. Pour la première fois, il observait ce village sans stress, sans pression.

Et quelque chose clochait. Ça clochait gros.

Dans tous les bleds du tiers-monde où le colonel s'était posé, ça commençait toujours pareil. Les enfants émerveillés de voir débarquer la civilisation, des distributions de chewing-gums, le rock US à fond dans l'autoradio. Mais là, rien. Un silence de mort, personne dans les rues. A bien y regarder, plusieurs bâtiments semblaient en flammes, et il y avait même un petit cadavre par-ci par-là. Et aucun fonctionnaire n'était encore venu leur demander une autorisation. Suspect.
Et puis les types armées de fourches avaient surgi d'un café, l'air autour d'eux vibrant des vapeurs d'alcool exhalées. Là, c'était la merde.



Aussi subitement qu'il s'était mis à bouder, le caillou reprit la parole. On pouvait sentir à son timbre de voix qu'il faisait de très gros efforts pour se maîtriser.

« Bon. Je vous donne une chance de faire survivre votre civilisation de nases. Résumez moi les dix mille dernières années. »

Gérard et Bernard se regardèrent bêtement dans les yeux. Puis Gérard Branlard, habitué à ce qu'on lui donne des ordres, répondit avec toute la sincérité dont il était capable.

« Ben... hier soir, j'ai regardé Arthur. »

Bernard le N'enfant renchérit, l'air enthousiaste : « Ouais! Et moi je cherche le cassoulet Fleuriaut ! Pour faire revivre mes parents: Super! »


Un petit silence flotta. Puis le caillou reprit, avec une franche consternation dans la voix :
« D'accoooooord... Bon, écoutez, je vais devoir m'absenter quelques instants, il faut que je traite un petit problème avec votre planète. Ne bougez pas, ce ne sera pas long. Et ça ne fera pas mal. »



* Boum *



Une fraction de seconde après la fin de la phrase, nos deux héros se retrouvèrent projetés au sol dans un maelström indescriptible. Buissons et arbres semblèrent trouver l'idée amusante, puisqu'ils suivirent le même chemin, et tout ce petit monde se retrouva empilé sur le sol dans moult gémissements de douleur.
Le petit caillou, lévitant un mètre au dessus du sol, marmonnait pour lui-même.

« Bon, alors ça, c'est vu. Maintenant, hum... Oh? Vous êtes toujours là, vous-autres? »

Branlard, émergeant des branchages l'air hagard, le visage ensanglanté, fit son possible pour répondre à la divinité.

« Ben ça alors... Qu'est-ce qu'il s'est passé, une tempête? On est toujours vivants?
_ Il faut croire que oui. (soupir) En fait, j'ai tenté de faire exploser cette planète fâcheuse. Mais bon, j'ai un peu perdu la main, j'ai loupé ma boule de feu. Va falloir que je retrouve un peu la forme. En attendant, vous pouvez vaquer à vos occupations habituelles, n'est-ce pas. Je vous préviendrai quand je serai prêt. A plus les blaireaux. »



Dicky Dick errait sur un chemin de terre, l'air absolument perdu, sa combinaison de vol à moitié déchirée et maculée de sang et d'huile. Il se rappelait juste le chaos de Grobourg : les rednecks avaient attaqué à coups de fourche, et commencé à étriper la faune télévisuelle. Dicky avait sauté dans son warbird, pris un peu d'altitude, et commencé à mitrailler la mêlée. Et là, alors que le colonel faisait joyeusement exploser les corps des ploucs alkaïdiens, le monde s'était retrouvé comme sens dessus-dessous. Et le militaire s'était réveillé dans un tas de tôle défoncé, accroché au sommet de ce qui avait dû être un épicea centenaire.

Et Dicky Dick avançait comme un zombie sur cette route. A perte de vue, il ne restait plus une maison debout, et de larges pans du relief semblaient même avoir changé de place, façon tractopelle.

Dicky Dick avançait sur cette route défoncée, enjambant mécaniquement troncs d'arbres et cadavres divers. A un moment, un groupe s'approcha en sens inverse: une troupe de scouts en pleurs, venant péniblement à la rencontre du militaire.


Dicky Dick sortit son Uzi, vérifia qu'il avait suffisamment de balles, et arma l'engin. On était désormais en temps de guerre, et chacun de ces petits viets perfides pouvait dissimuler une ceinture d'explosifs. On lui avait déjà fait le coup une fois dans les 70's, et autant dire qu'on ne baisait pas Gros Zob deux fois...



A suivre.

Meu