Nouvelle – canardplus.com


Une vieille histoire du bord de la piscine.





La bonne nouvelle était que la personne qui m'intéressait se trouvait bien parmi mes 182 malencontreux otages.
La mauvaise que les stocks de kir royal et de petits toasts déclinaient de manière inquiétante.
Et je n'avais même pas eu le cœur de m'intéresser au papier toilettes, ou tout autre détail potentiellement désastreux de ce genre.

C'était décidément le plus étrange des mariages auquel j'aie jamais assisté.


Reprécisons.

Cela se passait dans le village de V..., bourgade déplorable dans laquelle j'avais prévu de passer deux mois, et où je me trouvais maintenant depuis cinq ans. De moi les autochtones disaient 'Oh, monsieur Flutin, il est bien gentil, on n'entend pas parler de lui. L'autre jour, je lui avais rendu 1 euro de monnaie en trop, et il me l'a fait remarquer, rendez-vous compte.'
Pour ma part, j'étais arrivé là muni de mon joli diplôme, et d'une naïveté dangereuse. Je n'avais pas la raie sur le côté mais j'étais un gentil garçon.

Il faut bien admettre que, dans l'absolu, je tendais le bâton pour me faire battre. Un petit mètre soixante-dix, des cheveux blondasse et des yeux bleus, le physique du gentil adolescent échappé d'un lycée à bonne réputation, un adolescent gentil et quelque peu insignifiant.


J'étais donc arrivé là pour le boulot, exilé volontaire de ma mégalopole natale, pour faire des clics gauche et des clics droits pour le compte d'une entreprise du coin. Un job pas excessivement prestigieux, mais bon, qui a dit que j'étais l'homme parfait?
Et maintenant que je me trouve là, au bord d'une piscine splendide, à raconter ce vieux récit lamentable, je peux bien me permettre un peu d'honnêteté. Oui, au moment de cette histoire, on peut raisonnablement dire que j'étais jeune, idiot, et joyeusement irresponsable.


Ce jour-là était un jour tiède de septembre, c'était un samedi après-midi. Et pour moi, le samedi après-midi à V... , ça voulait dire : 1- faire les courses au Super U communal, 2- ramener les courses à la maison, à pied si possible histoire de faire passer le temps, 3- finir la journée tant bien que mal. Vous me trouverez peut-être un peu négatif ou cynique : heureusement que je ne vous ai pas parlé des dimanches.
Il était 15h45, et histoire de m'oxygéner le cerveau, je déambulais sur la RN 25, qui formait ce que l'on pouvait appeler la Main Street de V... . J'avais passé la boulangerie, la Zone Artisanale, la mairie, le terrain de foot, et maintenant il n'y avait plus que des platanes à perte de vue : l'aventure était là devant moi.
Un super samedi en perspective.


J'avançais tranquillement sur la nationale, le silence champêtre n'était troublé que par les 205 peugeot pourries de rouille qui me dépassaient à 120 en klaxonnant.
Le doux soleil de septembre, sortant de derrière les nuages, réchauffait calmement l'air, et des remugles effroyables semblaient me susurrer à l'oreille que la station d'épuration n'était pas bien loin. J'étais tout exalté d'explorer cette route jamais parcourue; vous comprendrez à quel point cinq années de ruralité, ça peut vous bousiller le mental.


Quand soudain, l'inattendu.
Là, pas loin devant moi, un immense bâtiment en béton et en tôle, et toute une foule se pressant autour. Du jamais-vu.
La 'Salle des fêtes de V...'.

Un mariage.

Week-end foutu pour week-end foutu... Je décidai de tenter l'incruste, et de délester un peu le buffet de ses composantes les plus alcoolisées. Après tout, j'avais fait mon temps ici, et je n'avais rien contre l'idée de couler un peu ma réputation de naze. Quitte à devoir m'enfuir en catastrophe avec des valises mal faites, c'est pas comme si ça avait été la première fois.


J'entrai d'un air décidé dans le hall du bâtiment communal. Le sol était pavé du vilain carrelage standard qu'on trouve dans ces bâtiments construits dans les 60's : petites dalles carrées jaunâtres, avec ici et là, pour rompre la monotonie, une dalle bleuâtre. Délire.
Le comité d'accueil était, comme il se doit, composé de divers membres de la famille portant des costumes raisonnablement laids. Et bien sûr, je connaissais l'un ces types, une relation de boulot, qui ne manqua pas de me saluer avec un « Bonjour Flutin ! Alors vous aussi vous venez pour le mariage? ». La vie dans un village de 4000 habitants.
Après quelques considérations professionnelles sur le réseau informatique (lent), la base de données (vérolée), et les spams (nombreux), Ducon m'établit un badge en bonne et dûe forme, au nom inévitable de 'FLUTIN'. Et j'entrai dans la salle des fêtes.


Dans la sono, Carlos nous expliquait assez clairement ce qui se passait quand on touchait à ses castagnettes. Des tas d'endimanchés conversaient joyeusement en se trémoussant. Pour eux aussi l'objectif était de tuer le temps en attendant le repas campagnard du soir.

Cinq mètres devant moi, le buffet me tendait les bras. Des vins de toute sorte, en quantité. Whisky, pastis, etc, etc. Que Dieu bénisse les habitants de V... .



Les 20 minutes suivantes seraient difficiles à décrire dans le détail. La seule chose intéressante est que visiblement, une réputation confirmée de figurant gentil et transparent vous permet de vider un buffet campagnard à vitesse grand V sans que personne n'y voie rien à redire. Dans le pire des cas, une réflexion familière le lundi matin au boulot : « Alors Flutin, des excès ce week-end? Pas trop mal aux cheveux? ».
Dans l'absolu, je crois que si je leur plaçais une boule de bowling dans le fondement, les habitants de V... se retourneraient avec un gentil sourire en me demandant depuis combien de temps je me suis mis au sport.


Le niveau des bouteilles chutait rapidement, ma lucidité suivait un chemin assez parallèle. Je ne restais debout qu'au prix d'intenses efforts de concentration.


Ce fut à ce moment que je la vis.

Elle était... elle semblait... elle avait...
Elle ne ressemblait pas aux caissières du Super U.

Ses cheveux avaient une couleur jamais vue par ici; ses yeux brulaient d'une lueur inédite à des kilomètres à la ronde. Son visage avait la finesse de celui d'un chaton, d'un bibelot en cristal. Et sa peau resplendissait : elle était phosphorescente au milieu de tous ces cons.
Je ne l'avais jamais vue par ici.

Et moi, qui avais passé ces cinq dernières années à me fondre dans la masse des gens sans intérêt, j'étais fin bourré. Les prochaines minutes à venir allaient être les plus importantes de ma vie, de toute évidence. Et il fallait que je trouve quelque chose à faire, tout de suite, maintenant, pour me faire remarquer, enlever ce masque de gentil débile.
Je quittai promptement le buffet, et traversai la salle à coups de francs zigzags. Oui, il fallait que je me fasse remarquer, que je devienne the king of the world. Tous les invités étaient maintenant entrés dans la salle, les portes étaient fermées, on gigotait en rythme sur la Zoubida de Lagaf.


La table du DJ était désertée, je saisis le micro, et hurlai quelque chose de vaguement énorme et menaçant. Je me rappelle confusément d'avoir employé les termes « Tous à genoux », « 500 000 euros », « brûler en enfer » (Pourquoi ceux-là?).

Puis je m'effondrai en arrière, et sombrai dans un lourd sommeil éthylique. Bingo.





Combien de temps restai-je inconscient sur le sol? Certainement pas plus de cinq minutes, j'imagine.

J'émergeai d'un coup, face contre le froid carrelage. La première chose dans mon champ de vision fut une grosse centaine de personnes à genoux dans cette salle des fêtes. Le silence était sinistre, les enfants pleuraient, la moitié des gens tremblaient de tous leurs membres.
J'avais merdé dans des proportions rarement atteintes jusque-là. Ceci dit, j'étais quand même impressionné de mon petit effet. Et surpris que les divagations d'un alcolo aient pu aboutir à autre chose qu'une pendaison immédiate en place publique.

Était-ce le fait que le coin du DJ était dans la pénombre, que les méga enceintes étaient placées à l'autre extrémité de la salle des fêtes? Que personne n'imaginait qu'un minable comme moi puisse être l'auteur de telles terribles menaces ?

Je rampai misérablement vers la foule, observé d'un air sombre par la dizaine de personnes les plus proches de moi. Effectivement, c'eût été dommage qu'une loque humaine comme moi déclenche l'ire meurtrière de potentiels preneurs d'otage.


Je m'efforçai de chuchoter à mon plus proche voisin « Excusez-moi monsieur, il se passe quoi? ».
Le papi me toisa avec un inondable mépris, puis finit par me lâcher, à voix basse : « C'est les Burdibond, ils viennent se venger... »
« Burdiquoi? »

Voilà que les Barbapapa venaient jouer un rôle dans cette histoire.

L'air de mépris s'intensifia dans le regard du retraité, qui s'enferma dans un silence buté. Je recommençai à ramper piteusement en direction de la jolie fille qui était, en fin de compte, à l'origine de tout ce chantier.

« Excusez-moi mademoiselle... »
Son regard était excessivement glacial, mais, punaise, qu'est-ce qu'elle pouvait être sexy, à genoux, avec les mains sur la tête.
Je mobilisai des bataillons de neurones, des divisions blindées de dendrites et de synapses, afin de paraître raisonnablement sobre et digne d'intérêt.
« ... j'ai cru comprendre qu'un événement notable s'était déroulé dans les dernières minutes, or j'ai été la victime d'un petit malaise sans gravité qui m'a fait, vous le voyez, perdre momentanément le sens de l'équilibre. »

La lueur méprisante dans le regard de ma dulcinée se transforma en un éclat de dégoût.


Autour de nous, l'électricité devenait palpable. Les plus téméraires s'étaient relevés et couraient dans tous les sens, pliés en deux pour éviter de possibles tirs de sniper au travers des fenêtres. La mariée, accompagnée de deux demoiselles d'honneur, commençait à renverser les tables pour barricader la position en obstruant toutes les ouvertures. A chaque porte, les invités montaient la garde, munis de couteaux, de fourchettes à crustacés. On parlait de vendetta, de grenades. Les gens faisaient la queue devant mamie Raymond qui donnait les flingues, puis tonton René, qui distribuait les munitions adéquates (cartouches pour les fusils de chasse, 7.65 Browning et 9 mm pour les armes de poing, 7,62 OTAN pour les tireurs d'élite).

Des TIREURS D'ELITE? Mais, bordel, où étais-je tombé? Moi qui croyais être chez les ploucs, je me retrouve en fin de compte chez les fous. Les fous dangereux.


Il était confirmé que le danger n'était pas imminent ; tout le monde s'était relevé pour passer à l'action.
Chacun sauf moi, évidemment.
Le brouhaha devenait infernal, je parvins finalement à me remettre en position assise et à m'accrocher au mollet de la jeune inconnue.


Un peu désarçonnée (et agacée) par cette soudaine démonstration d'attachement, elle finit par accepter de m'expliquer la situation.

Ce mariage était en fait l'union en grande pompe de deux grandes familles locales, les Leconte et les Minieux, deux familles qui avaient fait leur beurre grâce à diverses opérations de 'facilitation informelle' – comprendre des pourcentages prélevés sur tout ce qui se passait dans le coin, autoroutes, lignes électriques, distributeurs bancaires, boulangeries, stations services, cela grâce à un subtil dosage de barre de fer, de doigts cassés, et de coups de hache entre les cervicales - .
Oui mais voilà, ce mariage déplaisait fortement à la troisième grande famille du coin, les Burdibond, qui craignaient de se voir mis en minorité par le biais de cette union stratégique.
Après cela, je me retrouvai au bord du fou rire hystérique. Alors voilà qu'un minable débarque bourré dans un mariage, et ça déclenche la troisième guerre mondiale. Avec moi dans le rôle du minable.


L'esprit un peu confus, je tentai d'expliquer à mon binôme féminin que j'aimais beaucoup les Leconte et les Minieux, que j'étais à fond derrière eux, et que mon interlocutrice était fort jolie, que son père avait volé toutes les étoiles du ciel pour les mettre je-ne-sais plus-où, hips.
Elle avait l'air assez gêné, tirant fortement sur sa jambe pour tenter de se décoller de moi. Puis elle finit par m'expliquer, en articulant bien, qu'elle devait partir, parce qu'il y avait des MP5K à monter et qu'elle était la seule à bien connaître ce genre de pistolets mitrailleurs, alors voilà.


Un peu impressionné, et me demandant si cet argument ne recelait pas une menace potentielle, je finis à consentir à lâcher cet adorable mollet.




Chacun avait pris poste aux fenêtres ou aux bouches d'aération, et on guettait maintenant avec impatience le premier Burdibond qui passerait sur la RN25. Les plus âgés étaient préposés à la planification tactique et stratégique, ils commençaient à prévoir des schémas de bataille, des opérations de rétorsion, des objectifs prioritaires à 'éliminer'.
Le temps passait. J'avais fini par retrouver l'usage de mes jambes, je m'étais emparé d'un chandelier pour avoir l'air menaçant, et je cherchais ma muse sans succès en déambulant à travers les troupes.

Visiblement, la tendance qui se dégageait était plutôt au piège. On livrait une mallette de 500 000 euros sur le parking de la salle des fêtes, et on atomisait la tronche des Burdibond qui viendraient au rendez-vous, en croyant avoir réussi à mettre les Leconte-Minieux à genoux.




Le jour déclina lentement, la soirée vint, les lampadaires commencèrent à s'allumer. La tension était au maximum, il était évident que quelqu'un allait finir par faire une grosse connerie.
Et me connaissant, il était vraisemblable que ce serait moi.

Fais des efforts, Flutin, pour une fois tiens toi tranquille.

La mallette était là, devant moi, au milieu du parking. Une centaine d'armes de tout calibre étaient pointées sur elle. Trois lance-roquettes étaient, comme par magie, sortis d'on ne sait où.
L'un d'entre eux était tenu par la plus jolie fille qu'on aie jamais vu à V..., elle avait échangé sa robe contre un pantalon kaki plus pratique pour 'ce genre de situations'. Moi, je me tenais à côté d'elle, un chandelier à la main, et trois grenades dans les poches.
Elle était splendide, j'aurais pu toucher son dos si j'avais tendu la main. Oui, mais elle tenait une lance-roquettes, je ne voulais pas la perturber.

Et puis, cette mallette...

Il était évident que d'ici 24 heures, la situation allait nécessairement se décanter, et qu'à ce moment, je risquerais quelques bricoles. En supposant que les Leconte-Minieux fassent preuve d'un certain humour, on peut imaginer que d'ici quelques dizaines d'années, on se rappellerait de cette histoire en rigolant, et en se tapant sur les cuisses.

Oui, mais pour cela, il faudrait que d'ici là, j'aie encore une bouche, des mains, et des cuisses.

Et puis, hein, c'est pas comme si j'avais voulu faire mon avenir à V..., hein.



Je fis mon choix très vite, comme toujours pour mes meilleures catastrophes. Aidé par les 0.9 gramme d'alcool qui colonisaient toujours mes litres de sang, j'agis.

J'hurlai comme un dément : « ILS ATTAAAAAAQUENT! », puis je lançai mes grenades au fond du parking, du côté opposé à la mallette. Puis je courus.

Le feu d'artifice qui se déroula à V... ce soir-là restera dans la mémoire des survivants. Pour ma part, j'avais couru jusqu'à la mallette, m'en étais emparé, et j'avais couru sur la RN25, aussi loin de la salle des fêtes que je le pouvais.

Cours Flutin, cours, les fous sont derrière toi.


Et la jolie fille alors ? me direz-vous. Bah... Quand on a la tronche que j'ai, et qu'on se trouve dans la situation où je me trouve, on choisit la mallette.




Aujourd'hui, cette histoire commence à dater un peu, et je profite de mes 500 000 euros au bord d'une piscine, quelque part dans le sud.
Bien sur, j'ai quelques remords, j'ai mal agi. Et je tiens à préciser que j'ai arrêté l'alcool.

Et il vaut mieux que je reste sobre, parce que tous les 3 mois les Leconte-Minieux retrouvent ma trace, ils débarquent avec leur arsenal, et moi je me taille en courant avec ma mallette. Oui, MA mallette, je l'ai bien méritée.


Le point positif, pour conclure cette histoire, c'est qu'à chaque débarquement des fous, il y a ma bien-aimée qui est là, elle porte un treillis, son lance-roquettes, et elle a l'air très en colère. Je ne désespère pas qu'un de ces jours, on puisse se mettre autour d'une table et discuter sereinement de cet énorme malentendu. Et plus si affinités.
Mais là, je pense qu'elle est toujours trop énervée, on va encore attendre un peu.



Meu. - 15/10/08